J'ai laissé passé pas mal de messages avant de reprendre la parole car je ne voulais pas avoir l'air de la monopoliser. Et je dois dire que je suis assez étonné du positionnement finalement assez hostile ou réservé quant à la mobilisation de la part de pas mal de membres du forum. Ca a un avantage qui est de ne pas avoir une parole monolythique sur le sujet. Par contre les arguments deviennent rapidement idéologiques alors que le cas du CPE ne me paraît pas relever immédiatement de l'idéologie, ou que du moins on peut le considérer relativement en dehors des lectures strictement idéologiques. Je m'explique: il ne me semble pas avoir lu ici de critique du patronnat en général, ni de discours stéréotypés sur la vilennie d'essence des patrons, uniquement préoccupés de l'exploitation de leurs employés. Ce cliché a été je crois ici évité par ceux qui se sont déclarés solidaires ou actif dans ce mouvement de mobilisation contre ce projet de loi. De même, il est souvent évité dans les déclarations et mots d'ordre des AG et manifestations. Les manifestants et grèvistes insistent sur d'autres éléments: la précarité du statut mis en place par le CPE(c'est différent de l'usage qui est fait de ce statut, c'est en amont même de cela) d'une part, et la question de la justice sociale et de l'équité des droits du salarié dans une loi qui précisément dans son intitulé devait se soucier de cela (loi sur l'égalité des chances; on voit d'ailleurs combien la substitution de "droits" par "chances" dans cette expression peut interroger). si je précise cela c'est parce qu'inversement j'ai vu ici émerger un autre cliché tout aussi dangereux à travers les messages de ceux qui critiquent ce mouvement, ou défendent ce projet de loi. En soi défendre ce projet n'est pas un problème, mais ce qui me gène est l'explicitation d'un a priori soit sur les grèvistes, soit sur les opposants aux CPE. Le cliché dont je parle revient un peu à cela (je caricature, mais il est sous diverse formes plusieurs fois présents dans les messages précédents): la paresse à la fois des jeunes qui profitent de la grève pour ne pas bosser, et des futurs employés pour qui tous les moyens sont bons pour ne pas avoir à s'investir dans leur entreprise, et à tirer au flanc. Ce préjugé est particulièrement tendancieux selon moi. Il est l'exacte symétrie de celui qui caricature les chefs d'entreprise. Il n'est pas ossible de dénoncer l'un en avançant l'autre. Dans les deux cas c'est faire preuve de la même ignorance du monde du travail, des aspirations et responsabilités des uns et des autres, des employés (ou aspirants à l'emploi) et des patrons.
Alors avant de passer à un discours plus idélogique, ou si vous voulez avant de répondre aux arguments d'Ichigo sur le droit social et l'économie des autres pays (et donc avancer les différents modèles proposés), je vous propose une mise à plat du projet CPE qui devrait permettre de se positionner simplement, en dehors des lectures, ou récupérations idéologiques de l'affaire.
But du CPE: relancer l'embauche, principalement dans les PME car ce sont elles qui embauchent le plus sur le sol français. Pour cela il y avait le CNE. Mais le CPE couple cette question avec celle du chômage des jeunes. Pour relancer l'embauche, il y a plusieurs solutions. Celle de l'allègement des charges patronales n'est pas traitée frontalement (plutôt par succession d'exonérations par branches et selon des circonstances particulières). Comme on ne touche pas à cela, il reste la voie du salarié.
Contexte: les entreprises hésite (c'est un euphémisme) concernant les embauches. L'économie actuelle ne permet pas souvent une vision à long terme du fait de ce que l'on considère comme une conjoncture économique défavorable. Les CDI sont perçus par ceux qui pourraient être intéressés par le CPE comme les aliénant trop rapidement à un employé dont l'entreprise ne peut garantir l'utilité sur le long terme. Les CDD sont en principe assignés à des contextes précis (je rappelle au passage que normallement le CDD concerne des cas comme maladie d'un employé, grossesse, congé long, ou projet limité en temps), et n'ont pas une durée extrêmement longue. Le CPE peut donc être perçu comme permettant l'embauche non définitivement contractuelle durant une durée suffisante au patron pour juger de la perennité du poste en question. Je pense que là dessus tout le monde peut tomber d'accord, et que le tableau que je dresse est relativement bienveillant vis-à-vis du projet de loi (de la loi devrais-je dire puisqu'elle a été votée).
Les Problèmes (pour moi):
- cet usage du CPE intéresse en fait deux types radicalement différentes d'entreprises. Certaines qui correspondent exactement au modèle que je viens de décrire, pour lesquelles une embauche est une prise de risque, pas sur la personne recrutée, mais sur la capacité à rendre rentable cette embauche par le développement de l'entreprise. D'autres concernant des domaines moins spécifiques, plus ancrées dans une économie directement flexible vont se servir de cet outil afin d'avoir une gestion de personnel toujours en rapport avec la réactivité de leur propre marché. Dans le premier cas le CPE est bien une ouverture vers le CDI. Dans le second le CPE remplace à terme l'interim, ou les bidouilles avec les CDD. La loi ne prevoit absolument pas de discrimination entre ces deux usages, un usage profondément raisonnable, et l'autre glissant vers une forme d'exploitation ou de précarisation du salarié, ici plus ou moins sous prétexte qu'il est jeune et que donc il peut très bien admettre ça (c'est un autre argument que je laisse de côté car il nous ramènerait vite sur le terrain idéologique).
- la non motivation du licenciement: c'est le vrai point noir de ce projet. L'argument est que ce doit être la conjoncture sociale qui pousse le patron à interrompre ou ne pas donner suite au CPE. Ne pas donner le moindre cadre au licenciement met l'employé dans une situation totalement impossible. Au-delà de cas concrets, mais particuliers, dans lesquels le droit du travail se trouve mis de côté de part cette disposition, sans véritable recours aux prud'hommes (type grossesse; encore qu'il est vrai que la loi n'ayant pas encore été appliquée on ne sait pas qu'elle interprétation les tribunaux pourrait en donner, et s'il jugeraient ou non recevables tel ou tel cas), cette loi instaure un rapport employeur-employé extrêmement déséquilibrée. Il ne s'agit pas d'une incitation aux abus en matière de droit du travail (heures sup, pression, etc.), mais simplement de signaler que la loi ne prévoit pas là encore de cadre de contrôle pour circonscrire les possibles abus. Une loi doit prendre en compte les différents partis impliqués. Les avantages doivent être autant pour le patron que pour le salarié, et doit protéger l'un et l'autre. La question n'est pas de revenir au cliché sur les patrons (goût pour l'exploitation), mais juste de constater qu'en droit (en fait c'est une autre question, et effectivement les tribunaux sont déjà là pour punir les fautes aussi bien de la part des employés que des employeurs) il n'est pas possible qu'une loi laisse la possibilité que des abus interviennent et soient légaux. En tout cas, cela peut effectivement l'être puisque la loi est passée, mais ce n'est pas pour moi la définition d'une société juste. De ce point de vue la loi est une nouvelle fois bancale, asymétrique, ou incomplète.
Et je ne parle pas de la durée, secondaire selon moi, ni des débats autour des prêts, logements et autres ,ni même du simple problème moral posé par le fait de ne pas avoir à signifier à quelqu'un la raison qui peut pousser à interrompre son travail (il paraît de bon sens que contractuellement emploeur et employés se doivent mutuellement des explications) pour bien montrer que l'opposition à ce projet passe par des points précis qui concernent d'abord une forme de justice sociale. La loi doit règler le fonctionnement de la société en garantissant les intérêts des uns et des autres. La relation enployé-patron est par essence asymétique. Le pouvoir est du côté du second, pas du premier. C'est préisément la loi, et le droit du travail qui doit compenser cela. Je ne crois pas que la société française ait à ce point renversé le rapport de force qu'il faille protéger le patron de l'employé. Une société juste est pour moi d'abord une société qui se souci de la défense des faibles, avant de se soucier des intérêts des forts.
Je repasse à présent dans un discours plus idéologique. J'espère que les seuls arguments plus hauts vous ont un peu convaincus du caractère inique ou injuste de cette loi dans sa structure, et donc l légitimité de ceux qui s'y opposent, en dehors de toute récupération dont cette opposition peut fire l'objet. Mardi prochain, pour peu que les entrevues de ce soir ne modifient rien, se tient une journée de grève interprofessionnelle. J'invite le plus possible de gens à y aller car c'est je pense la meilleur chose à faire à la fois pour montrer son désaccord vis-à-vis de cette loi et pour que le mouvement s'arrête. Des signes de recul sont perceptibles, et plus la mobilisation sera forte mardi, plus il y a de chance pour que out s'accélère. Je m'excuse auprès de ceux que cela irrite (légitimement d'ailleurs) de faire de prosélytisme, mais la question de l'engagement est importante dans ce mouvement, et à partir du moment où l'on est capable d'établir pour soi une position, un opinion, il est bon je crois de la soutenir publiquement. La manifestation en est une bonne occasion, qu'on soit pour ou contre les blocages. Le tout est de trouver le cortège dont les revendications correspondent à sa position.
Sur les modèles proposés, et les comparaisons avec les autres pays, et leurs systèmes économiques, quelques points:
- le modèle chinois, ou plus généralement les pays où les droits du travail sont quasiment inexistants: je passe vite car cet argument est absolument terrible. On ne peut pas comparer une situation en disant sue l'on devrait déjà être bien content de ce que l'on a puisque chez les autres il y a pire. La justice ne passe pas par ce genre de comparaison, elle n'est pas relative mais doit se fonder sur un jugement clair. Ce que tu dis Ichigo pourrait alors être déplacé du droit du travail vers les libertés individuelles avec les dangers que tout le monde peut présentir.
- les modèles anglais et américains ne sont pas non plus la panacée.
D'une part ils ne sont pas strictement reproductibles puique les Etats-Unis vivent essentiellement à travers le crédit, assuré par l'usage mondial du dollar dans les échanges énergétiques principalement. Demain si l'europe règle ses barrils de brut en euros l'économie américaine s'effondre... et celle européenne à sa suite car leurs intérêts sont étroitement mêlés. Pour l'Angleterre ce n'est pas pour rien que ce pays reste en dehors de la monnaie unique. D'autre part ces deux pays ont un taux de chomage bas, mais une très grande partie des emplois sont précaires, sans protection sociale publique puissante, ce qui conduit à des taux de pauvres parmi les plus élevés des économies occidentales et donc à des écarts importants de niveaux de vie entre leurs citoyens (l'Angleterre malgré son économie florissante est un des pays lesplus faibles à ce niveau de l'UE, et les Etats-Unis ont autour de 20% de citoyens en dessous de seuil de pauvreté)
- sur le communisme enfin: les clichés veulent faire l'amalgame entre les régimes qui se sont ou se réclament encore communistes. Mais la Chine a un modèle économique libéral, dans un cadre politique totalitaire (Cuba c'est encore différent). De plus les régimes chinois et soviétiques ne se sont jamais ni politiquement ni économiquement entendu, de 1949 à 1989. En URSS, la politique économique n'a pas été linéaire et cohérente, bien au contraire. L'URSS dans les années 20 avait une politique économique assez libérale (la NPE) jusqu'à la mort de Lénine en gros. Puis la lutte de pouvoir au sommet a orienté le régime dans une forme de pratique économique, de type communiste bien sûr, qui a elle-mêm changé avec Kroutchev, puis encore avec Brejnev, et enfin avec Gorbatchev. Tout ça pour dire qu'il ne faut pas avoir une vision étroite d'un phénomène. Je précise d'emblée ne pas être même sympatisant communiste. En revanche la pensée communiste m'intéresse, et Marx est une lecture encore aujourd'hui importante et d'actualité, tout comme Adam Smith ou John Stuart Mill de l'autre côté.
Je m'arrête là car j'ai déjà été trop long (désolé), et ne parlerais donc pas des autres modèles économiques qui sont sous-jacent à tout cet arrière-fond idélogique au débat. Mais ce sont bien eux qui vont être l'enjeu, j'espère, de 2007, car de toute manière les positionnements politiques doivent se faire plus clairs qu'il ne sont aujourd'hui dans le débat public.
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