Alors moi, je sors d’un week-end mariage où j’ai tenu tout le long des propos odieux sur les tenues des uns et des autres. Mais comme, à défaut d’une justice humaine, il y a parfois une justice divine en ce bas monde, j’ai été bien puni pour mes péchés répétés et ma médisance sans borne : deux terrifiantes journées de boulot ont immédiatement pris le relais sous la forme de colles d’agreg à faire répéter (si si, deux journées, de suite en plus !). Cette vengeance divine a pris deux formes conjointes :
1) j’avais oublié de poser à temps les textes à photocopier à la repro, j’ai dû payer de ma poche les photocopies (Dieu sait parfois frapper là où ça fait mal, et le porte-monnaie, c’est bien connu, est une zone sensible)
2) je n’ai pas réussi à mettre la main sur les préparations que j’avais déjà effectuées, et j’ai dû tout refaire dans la journée de lundi pour être opérationnel mardi et faire passer mes chers étudiants (et là, c’est franchement surnaturel, car si j’oublie souvent, je ne perds jamais rien : quelqu’un est donc intervenu pour m’égarer mes précieuses préparations…)
Ainsi, sortant de 7 heures passées non stop à expliquer en vrac l’abolition du signifié et la constitution d’un signifiant pur chez Mallarmé à travers les mats sans mats de Brise Marine, ainsi que les fantasmes SM écrans de fantasmes de possession dans les hallucinations de Charles Rossett dans le Vice-Consul de Duras, et la figuration de lecteur que symbolise la dimension voyeuriste du triangle amoureux, c’est donc frais et dispo que je sors de la consigne et donner mon sentiment sur, et la démocratie, et le débat sur. Et pour les esprits chagrins qui se disent mais qu’est-ce qu’il nous a raconté avant, ça n’a rien à voir, je leur répond, effectivement, mais vous avez quand même complètement tort, parce que la démocratie, c’est d’abord moi, et tous les autres dans le même temps, alors pourquoi je parlerais pas de moi, surtout dans un forum, ce qui devrait logiquement appeler des commentaires sur la démocratie, surtout si l’on sait que de ce mot forum dérive notre terme français « for », qu’on trouve dans le for intérieur et qui désigne l’examen de notre conscience intime… Et puis le côté prof, ce n’est plus une position que je peux prendre, c’est une dure réalité que j’affronte au quotidien… Paix aux âmes de mes étudiants condamnés à entendre mes ratiocinations à longueur de cours, vous pouvez compatir…
Alors que dire ? D’abord ma réaction à la lecture du sujet proposé par Namienator, avant d’aborder et les réponses, et le fond, (si là, dans cette subtile et cohérente progression, vous ne reconnaissez la patte de l’enseignant, patte blanche grimée du loup sous la porte afin de tromper mère-grand et le petit chaperon rouge…). Je me suis donc dit, découvrant l’intitulé du sujet, tiens, vlà le sujet dont elle avait il y a bien longtemps parlé. La formule de Trinidad, contre laquelle elle avait maugréé ne lui plait pas, elle fait un truc sa sauce. Puis je me suis dit en lisant, tiens (derechef), c’est super orienté, beaucoup trop large et rapide pour être bien sérieux, c’est bizarre quand même, et en plus, vu le lieu (forum), ça prend une couleur réflexive qui est en contradiction avec cette orientation. Enfin, arrivant aux nota bene, et à celui me concernant directement, je me suis exclamé pétard, qu’est-ce que c’est que cette peste, m’en vais lui faire un chien d’ma chienne, va le sentir passer c’est moi qui vous le dit, na. Puis, cliquant sur répondre, me suis ravisé et me suis dit, se fout de ma gueule complètement celle-là, y a un lièvre gros comme une maison, je vais attendre de voir comment on lui fera remarquer le toupet qu’il y a à proposer un sujet sur la démocratie tout en inscrivant dans le débat le silence d’un de ses participants potentiels, pratique ô combien peu démocratique… (surtout merci !! : me retrouver à même rang que le point godwin, c’est charmant !) D’où mon message pour souligner ce silence et amener les suivants à le commenter, mais évidemment, tous, bons camarades, s’en sont gaussés ou ont observé eux-mêmes un pudique silence sur le sujet, redoublant le mien et incorporant cette vilenie dans leur propre discours sur la démocratie. Honte à vous donc, et pauvre de moi, abandonné à mon triste sort !! Vous comprenez à présent pourquoi j’ai pu être si mesquin ce week-end, observant coiffes et costumes d’un œil sournois et veule… Et d’où mon edit après le message d’EvOr pour souligner la totale cruauté du procédé ; mais toi aussi, Namienator, la justice transcendance te guette sûrement !!
J’ai donc été franchement surpris des réponses proposées. Non que ce soit consternant de tenir des discours circonspects sur la démocratie, ou plus exactement sur l’usage fait du processus démocratique dans nos institutions politiques, mais bien par la désaffection profonde manifestée globalement à l’égard d’un objet abstrait, la démocratie, amalgamé à des réalités politiques diverses et variées. Je ne vais pas polémiquer sur des détails, donc je reste général. Sauf une petite remarque à Mengo : il y a me semble-t-il un poil de contradiction, dans ton premier message, à, à la fois, évoquer la nature moutonnante humaine (un peu pompée sur Kant et son Qu’est-ce que les Lumières en passant la métaphore) et appeler de ses vœux le philosophe roi, mythe purement intellectuel et simple outil de réflexion même chez Platon. On ne peut pas à la fois se plaindre du manque d’autonomie et de responsabilité de chacun et aspirer à avoir quelqu’un qui décide pour soi. Mais bon, c’est un détail, et ton second message peut faire entendre différemment de ce qu’il m’avait d’abord semblé entendre dans la contradiction. Mais globalement cela renseigne néanmoins sur quelque chose que je n’avait pas encore réellement mesuré, c’est combien un débat sur la démocratie ne relève plus, chez nous qui vivons avec (et non pas exactement dans, apparemment, puisqu’on est dans l’ordre des sentiments), de l’affection que de la raison, du pathos davantage que du logos. Et après réflexion, je pense effectivement qu’il y avait, non pas dans le fond mais dans l’expression, quelque chose de très juste à cet ensemble de réponses : la démocratie est à présent avant tout affaire de foi, de croyance en. Rien que pour cela, lire ce sujet dans son ensemble me paraît vraiment intéressant. La polémique après le second message de Namienator n’ayant pas ôté de l’intérêt à ce qui le précède, mais lui en redonnant au contraire je trouve.
Mais avant que je vous raconte à nouveau ma vie et vous donne la nature de ma foi, comment concrètement je définirais la démocratie, outre les définitions données plus haut. A minima, il me semble que la démocratie est une simple collectivité qui s’entend avant tout sur un principe : l’égalité. Le reste, ce sont des modalités. L’égalité, c’est la reconnaissance d’une équivalence, de droits et de devoirs (etc.) entre les membres de la collectivité. Le problème, c’est la définition de cette collectivité (je passe sur les exemples antiques, mais bon, concernant Athènes, sans trop rentrer dans les détails, la majorité (relative ou absolue) des habitants n’était pas citoyens, mais n’était pas constituée d’esclaves non plus : il s’agissait « juste » des femmes). On met de côté certains individus selon des critères à discuter, à justifier ou à légitimer : nationalité, age, sexe parfois (cf droit de vote des femmes en France), conduite (perte de droits civiques en cas de délit), comportement (mise sous tutelle pour cause de troubles sociaux ou mentaux), etc. Ceci posé, ma déclaration de foi, ni tout à fait profession de foi de vicaire parisien, ni tout à fait pari pascalien, mais peut-être un peu des deux : la démocratie est la chance de chacun et non une fatalité pour tous. Vous pouvez graver cela au-dessus de votre porte, et même vous en attribuer la paternité, c’est de moi, tout frais pondu, et bien pompeux à souhait. Mais malgré le côté niais d’une telle déclaration, je ne voyais pas moins pour balancer la froideur qu’inspire la démocratie dans ce sujet. Après on peut toujours se plaindre de comment ça marche, comment c’est utilisé… Quand même, je ne vais à mon tour reprendre Churchill, mais il ne tient qu’à chacun de participer à cet ensemble dont chacun est membre, ou alors qu’il s’en retire, mais réellement…
J’en viens ainsi à ma petite histoire. Si vous avez résisté jusqu’ici, restez encore un peu, peut-être le regretterez-vous mais au moins pourrez-vous vous vantez d’avoir lu ce message jusqu’au bout ! (en plus ça va être narratif, et, si si, ma vie est passionnante). Quand j’avais 15 ans, j’ai pris mon sac à dos, un billet interrail (un mois pour toute l’Europe à l’époque), et suis parti vadrouiller animé par une vaste soif culturelle. Parmi les étapes, Copenhague, où je n’avais jamais mis les pieds. Une fois le Tivoli et le musée Carlsberg (et les productions du même nom) écumées, j’ai consulté mon guide, et me suis dirigé vers Christiana. C’est un quartier considéré comme une zone franche dans la ville et même dans le pays. Des ex baba ont pris possession d’une friche de l’armée en plein centre ville, se la sont appropriés (bien que le terme ne soit pas, lui-même, approprié), et ont fondé une communauté sur les principes libertaires. C’est-à-dire absence de propriété personnelle en dehors des objets d’usage, absence de monnaie, système d’échange de services, relative nécessité de bonne volonté et d’entre aide (solidarité) entre les membres de la communauté. Avant d’y arriver, un mur d’enceinte isole le quartier du reste de la ville. Sur ce mur, on peut voir deux logos d’interdiction : l’un représente un appareil photo barré (l’image comme propriété ?), l’autre une seringue barrée. J’ai appris plus tard qu’une autre zone du même type, à Zurich je crois, avait périclité dans les années 70 car devenue zone de trafic de drogue. Mais devant ce mur, dans la zone tampon entre la ville et la communauté, j’ai vu une femme avec un landau, le bras garrotté, se piquant. Pour dire que ce lieu ne m’est pas d’abord apparu comme spécialement sympathique.
Néanmoins, cet endroit m’a laissé la certitude que la démocratie n’était pas quelque chose de subi, mais quelque chose que chacun était appelé à choisir. Ne pas s’y sentir à sa place pouvait être exprimé, et d’autres lieux étaient possibles. Sinon, fallait, non pas faire avec, mais faire dans, y participer donc (remarquez le subtil renversement dans/avec par rapport à tout à l’heure). Les solutions intermédiaires, de plainte sur l’objet démocratique, de refus de participer à son expression (le vote, même blanc) sous prétexte de rejet m’ont alors paru faibles, et médiocres (le désintérêt est complètement autre chose : on peut se foutre du régime dans lequel on vit ; ça me paraît irresponsable, et surtout ignorant de ceux qui ne bénéficient pas des droits démocratiques et qui aimeraient bien y avoir accès, mais c’est bien autre chose que la critique de principe qui s’accommode quand même de la société produite par la démocratie critiquée).
Après cette expérience, j’ai lu autour du politique, discuté avec quelqu’un qui pendant plusieurs années a été un de mes plus proches amis et qui m’a fait découvrir les thèses libertaires (on a même ébauché un syndicat étudiant anar en prépa), et me suis interrogé (c’est bien prétentieux ça !!) sur le bien fondé de ce modèle démocratique. Pour les anars (appelons-les par leur nom courant), la démocratie pose un problème parce que, si les premiers ont bien validé le pacte social et politique, nous, leurs héritiers qui n’avons pas participé à l’élaboration du modèle, y avons été inscrit sans avoir été consultés, d’office. Beaucoup considèrent donc qu’ils peuvent vivre dans cette société sans en faire parti, sans y participer, ne la reconnaissant pas. C’est comme ça qu’est résolu la question du choix d’être ou non de la démocratie. Pour ma part, ce point ne m’a pas convaincu ; je l’ai trouvé facile et hypocrite. Et j’ai décidé de participer pleinement au modèle démocratique puisque de fait j’en faisais partie, n’ayant pas le courage de m’en extraire véritablement, et me disant que quand même, l’égalité, même sans l’idéal que serait la liberté individuelle reconnue à chacun par chacun (modèle des libertaires), c’était pas si mal. C’est bien en cela que oui, pour moi aussi, la question de la démocratie est passée par un geste de foi d’une certaine manière. Et depuis je dépouille consciencieusement lors des élections, vais voter bien évidemment, même blanc quand je ne suis pas satisfait des candidatures, etc. Mais le vieux fond politique sur lequel je me suis installé, même s’il me considère comme complètement traître à la cause (rupture à grands coups dans la figure, un des mérites des milieux anars étant un discours direct, net et percutant), m’a jusque là tenu à l’écart de tout investissement dans un parti ou une association (ce dont je ne tire pas grande gloire à vrai dire…).
Pour finir, et pour évoquer les malaises de l’expression démocratique, et non de la démocratie elle-même, qui ont été sous diverses formes désignés dans ce sujet et confondus avec la démocratie, il me semble que cette expression démocratique est très tributaire du registre de la communication, et que l’ampleur que celle-ci a prise dans les décennies récentes a relativement modifié les pratiques démocratiques. La question du pouvoir, de la corruption, etc. ne sont pas propre à la démocratie, mais à toute forme d’institutions, quelles qu’elles soient. La question me semble-t-il centrale pour la viabilité de l’expression démocratique c’est la validité des discours tenus, leur forme, et la compréhension de ce à quoi ils réfèrent réellement, c’est-à-dire leurs enjeux, leurs conséquences, et leurs causes (motivation idéologiques, ou autres). L’écart est net entre la nécessité de s’adresser à un nombre croissant de personnes (et ça c’est une bonne chose : ceux qui potentiellement peuvent s’investir directement dans le modèle démocratique et politique sont multipliés), et d’arriver à s’en faire comprendre, à intéresser, et donc à séduire pour s’assurer la validation de ce discours, l’adhésion du plus grand nombre (regardez simplement ce message, vous qui avez tenu jusque là : combien l’auront affronté jusqu’au bout ?) (j'aurais bien mis un smiley qui rigole, mais ça déforme le paragraphe; je m'en remts donc à votre imagination pour le figurer en fin de la phrase précédente...).
C’est là qu’est la véritable difficulté. C’est sur ça que la démocratie doit impérativement réfléchir selon moi, car cela conditionne presque tout le reste. C’est le sens de la démarche d’une de mes idoles, Noam Chomsky. C’est un linguiste, l’un des plus importants du siècle au monde (et je peux vous dire que j’en ai ingurgité de la grammaire générative bien indigeste et bien rébarbative). Mais son travail universitaire, laborieux sur les langues l’a conduit a complètement changé de cap : il est devenu une figure majeure de la gauche politique aux Etats-Unis en mettant en cause les pratiques de communication des media de masse et leur impact dans le processus démocratique. C’est, partant de sa discipline, la conscience d’une responsabilité des nouveaux outils de communication dans la vie démocratique qui l’a conduit à s’engager sur un nouveau terrain. C’est par la prise de conscience de ce qu’est un discours que la démocratie s’amorce, et de ce point de vue le positionnement de Namienator, qu’il plaise ou non, est relativement éloquent (en tout cas sûrement plus efficace que le mien !).
O toi qui es encore vivant et présent après toutes ces lignes, bravo pour ta témérité et merci pour la commisération et pour la pitié dont tu as su faire preuve à mon égard !
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