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 Sujet du message: [Nouvelles de Shadow Gate]
MessagePosté: Mer 28 Mar 2012 14:06 
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Voilà, j'avais un peu envie d'écrire autre chose en ce moment, surtout des Nouvelles. Je vous poste la plus courte que j'ai écrite jusqu'à présent. Je pense que quand j'en aurai écris suffisamment, je les publierai sous forme de recueil ou de PDF téléchargeable. J'ai besoin d'un retour critique, cela dit, donc je vous offre ce petit bout en pâture. C'est une Nouvelle complète, donc il n'y a pas de suite à attendre, je vous rassure.
PS : Désolé, mais la mise en page offerte par le forum ne rend pas la lecture très confortable malgré l'aération que j'ai essayé de donner au texte (les espaces en ouverture de paragraphe sont impossibles à placer visiblement).


3:04 ou la Vision


C’était le genre de soirée où tout le monde a son anecdote étrange à raconter. Tout le monde a une fois vécu, ou entendu ses proches lui parler de différentes expériences plus ou moins paranormales, mettant en scène fantômes et autres créatures folkloriques. L’alcool nous avait quelque peu embrumé l’esprit, je le crains, et avait plus que jamais délié nos langues, nous laissant aller à une surenchère de propos effrayants. C’était véritablement à celui qui parviendrait à foutre le plus la trouille aux autres.
Aziz venait de placer la barre très haute en nous relatant l’expérience terrifiante qu’avait vécue l’une de ses tantes, au Maroc, lorsqu’une ombre colossale et quasiment palpable s’était dressée derrière elle alors qu’elle s’apprêtait à remplacer un fusible sur le disjoncteur suite à une coupure de courant. Les rires se mêlaient au frisson, une sensation exquise. Je tapais sur l’épaule d’Aziz alors que celui-ci menaçait de me rendre une petite visite nocturne, affublé d’un drap noir, histoire de me flanquer définitivement la peur de ma vie. Ce salaud savait pertinemment à quel point j’avais peur des fantômes et de tout ce qui touchait de près ou de loin au surnaturel. Pourtant, je ne saurais dire si à l’époque j’y croyais. Je crois bien que c’était une sorte de faux phantasme que je me plaisais à entretenir, afin d’animer mes peurs et de les justifier plus pleinement. Il est toujours plus évident de craindre un esprit frappeur que la voiture qui risque chaque matin de vous renverser lorsque vous traversez la rue. Il est surprenant de remarquer à quel point le merveilleux et l’étrange peuvent avoir un côté rassurant dans leur impossibilité inavouée d’avoir prise sur le réel. Entretenir des peurs factices et leur apporter de la force est un moyen comme un autre de survivre à la dureté de notre univers. J’ignorais alors encore quelle force allait se confronter à moi ce soir-là.
Janice se tenait en face de moi. Elle était aussi belle que d’habitude, quoiqu’encore plus, peut-être, car ses joues, légèrement empourprées par l’alcool, lui donnaient une allure tout à la fois farouche et fragile, qui me faisait littéralement craquer. Ses beaux yeux verts luisaient d’hilarité, et son sourire, à la fois attendri et moqueur, transfigurait son expression, la rendant plus harmonieuse que jamais. Elle vit que toute mon attention était portée sur elle, et posa sur moi ce regard langoureux et charmeur, que j’espérais qu’elle n’avait pour personne d’autre. Nous n’étions pas encore ensemble à l’époque, mais les prémices de notre amour étaient déjà fortes et bien en place. Ce n’était plus qu’une question de temps, à vrai dire, et je sentais que cette soirée allait solder mon célibat. Je n’avais pensé qu’à elle depuis plusieurs jours, notre dernière soirée s’étant soldée par un flirt délicat, frustrant mais nécessaire, afin de clarifier les choses, et d’annoncer une suite qui se promettait pour le moins… intéressante.
Janice avait cette sale habitude de toujours se balancer sur sa chaise lorsqu’elle était nerveuse, ce qui était bien entendu le cas ce soir. Aussi taquine et rieuse qu’elle pouvait se montrer, je savais très bien que les histoires de revenants n’étaient pas non plus ce qui la mettait le plus à l’aise. Elle avait beau tenter de le cacher en affichant une attitude désinvolte, la chair de poule et les tremblements qui l’avaient parcouru toute la soirée n’avaient trompé personne. J’osais espérer, plus personnellement, que son état de légère anxiété, de nervosité, était également stimulé par ce qu’elle attendait de moi pour la suite et fin de cette soirée, lorsque nous nous retrouverions seuls, tous les deux. Un pic de stress supplémentaire m’envahi, qu’Aziz prit pour un effroi retardataire sur la dernière histoire qu’il venait de nous raconter. Il me tapa brusquement l’épaule en éclatant de rire, me chambrant une nouvelle fois sur ma trouille irraisonnable face au surnaturel.
« C’est dans votre culture, déclara-t-il d’un ton un peu trop solennel. Au Maghreb, les fantômes, revenants et autres démons font partie d’un folklore si imprégné de quotidien que rien ne saurait nous choquer vis-à-vis de ça.
— Tu entends par là que vous croyez tous au surnaturel, comme si c’était normal ? »
J’avais posé la question en toute innocence. Mon expérience dans le domaine n’était pas encore ce qu’elle est aujourd’hui, bien que ce que j’ai pu vivre fût très différent d’une expérience surnaturelle au sens primitif du terme.
« Mais non banane, répondit-il en éclatant de rire. Je veux simplement dire qu’il est nettement plus difficile de nous foutre la trouille avec ça, mais on n’est pas plus crédules que d’autres. J’y crois, ok, mais je doute très fortement d’avoir un jour la « chance » de vivre une quelconque expérience.
— Je crois que personne n’a vraiment envie de vivre ce genre de trucs, tu sais, déclara Janice d’un ton sec, se balançant de plus en plus rapidement sur sa chaise. »
Tout le monde éclata de rire autour de la table. Il y avait Joris, bien entendu, mon meilleur ami à l’époque, avant qu’il ne parte, quelques années plus tard, à l’étranger pour son travail et que nos contacts finissent par s’étioler au fil du temps jusqu’à totalement disparaître. C’est lui qui m’avait fait rencontrer Janice, d’ailleurs, et bien entendu, je ne l’ai jamais oublié, en partie pour cela. Il est toujours triste de voir à quel point l’amitié est une notion relative, qui a plus de valeur dans la grande balance de la vie pour certains que pour d’autres. J’espère aujourd’hui que Joris a trouvé sa place et qu’il est heureux, malgré tout. Enfin, complétant le petit groupe de cette soirée un peu trop arrosée, la compagne d’Aziz, une jeune femme sympathique que je connaissais assez peu, prénommée Marina, nous faisait l’honneur de sa présence. Ce n’était pas la première fois que Janice et moi partagions des soirées en compagnie de ce couple aussi atypique que sympathique et il était clair dans le regard que ces deux là portaient sur nous qu’ils voyaient clair dans notre relation naissante… Aziz n’avait d’ailleurs par organisé ce repas pour rien, la liste des personnes présentes, réduites au strict minimum de notre groupe d’amis rapprochés, n’avait rien d’innocente. Tout avait été finement préparé pour que Janice et moi nous retrouvions au plus vite l’un en face de l’autre, ce qui était d’ailleurs exactement le cas à ce moment précis. Je voyais ses beaux cheveux auburn s’agiter au rythme du mouvement de balancier qu’elle opérait sur sa chaise, son charmant sourire allant de l’avant à l’arrière dans un mouvement cyclique qui avait quelque chose d’hypnotique.
Je ne pouvais détacher mon regard d’elle, tant et si bien que je ne remarquai pas immédiatement la forme qui se détachait progressivement derrière le dossier de sa chaise, qui allait se densifiant, prenant peu à peu corps sans réellement s’affirmer visuellement. Lorsque la chose capta finalement mon regard, je crus sentir mon cœur s’arrêter. Le temps se figea un instant, j’en suis persuadé, et je vécu une forme de prescience extracorporelle, car j’étais en mesure de regarder partout autour de moi, sous tous les angles à la fois, avec une extrême précision, sans pour autant avoir la force de bouger ne serait-ce que le petit doigt. Mes amis étaient figés dans leurs mouvements, des expressions scellées sur leurs visages qui prenaient, de la sorte, un aspect pour le moins monstrueux, tout à fait malsain. Une terreur extrême, totalement primale, envahie cette partie de moi que je ne pouvais contrôler, et que je serais, même encore aujourd’hui, totalement incapable de définir. La chose qui venait de faire son apparition à l’arrière du dossier de Janice était une créature osseuse et malingre dont les yeux étaient des billes noires noyées au fond de deux cratères sombres que l’on aurait cru moulés dans de la terre glaise. Un sourire blafard et étrangement compatissant déchirait son visage brunâtre, exposant deux rangées de petites dents régulières, très resserrées, et beaucoup trop nombreuses. Elle était relativement petite, et semblait extrêmement fragile, mais de ses mouvements lents et mesurés se dégageaient une grâce aérienne à laquelle répondait les mouvements ondulés et soyeux des longs pans de tissu noir qui flottaient autour de ses membres cadavériques. Cette matière sombre se dispersait à ses extrémités en une dense et étrange brume noirâtre, sorte de fumée de charbon ondoyant dans l’air comme de l’encre dans de l’eau. Quelque part au fond de moi, dans une partie reculée de ma psyché, verrouillée par des millénaires d’évolution, refoulée par des siècles de découvertes scientifiques, des décennies de rationalité, des années d’éducation, dans cette région de mon âme gouvernée uniquement par l’instinct, les impulsions et la folie, je compris dans un tumulte de terreur primale que ce que je voyais, c’était la Mort.
Dans quelle mesure étais-je capable d’appréhender cette vision, je ne saurais le dire. Et même encore à l’heure actuelle, je ne comprends pas comment, ni pourquoi, en cet instant précis, à cette seconde exacte, je fus capable de la voir, de me placer à son niveau de sensibilité, dans sa dimension d’action. Je ne saurais dire si la Mort est capable de ressentir, si elle est une entité qui, comme nous, existe réellement, dans un espace clôt, dans une structure temporelle exacte, mais je ne le pense pas. À vrai dire, l’aberration de ce que j’étais en train de vivre avait quelque chose de tellement violent dans son irréalité, dans son impossibilité, que je crois que la Nature elle-même, dans ce qu’elle peut avoir de déterminant sur la structure de l’univers, me refoula en dehors de cet espace que je n’aurais jamais dû voir, de cette frontière que je n’aurais jamais dû franchir. L’apparition de la Mort fut aussi rapide que lente à mon sens, et ce qui ne dû pas être plus long qu’un clignement d’œil pour Janice, Aziz, Joris et Marina, me sembla durer plusieurs longues minutes.
Aussi, lorsque je revins à moi, mes gestes furent commandées par cette partie de moi qui avait su gouverner mon esprit pendant cette fraction de seconde. Véritable boule d’instinct, je compris exactement ce qui allait se passer, et mon corps agit avec une immédiateté si violente que je dû à ce moment là vivre une expérience de prescience tout à fait caractéristique. Mon esprit était encore à se demander si ce qu’il venait de voir était oui ou non réel, s’il ne s’agissait pas seulement des effets de l’alcool mêlé à un jeu de lumière que serait venu perturber le mouvement de balancier de Janice pour donner corps à une illusion interprétée de travers par mon cerveau encore terrifié par toutes ces histoires de fantômes. Mon corps, lui, avait déjà choisi sa réponse. Sans même me rendre compte de ce que je faisais, je bondis au-dessus de la table, renversant verres et assiettes, bouteilles et plats, afin de me projeter aussi vite que possible en direction de Janice, tendant mes mains vers elle au moment-même où le pied de sa chaise glissait sous son poids, déséquilibré par un mouvement de balancier un poil trop fort. Par un réflexe qui tenait du miracle, Janice s’agrippa à mes mains, ce qui lui permit de stabiliser son corps et de rapidement poser les pieds au sol, tandis que sa chaise tombait lourdement derrière elle, s’emplafonnant contre le mur avant de s’échouer par terre dans un sinistre fracas. La mort était venue pour Janice, ce soir-là. Et je l’avais empêché de la prendre. Si mon esprit n’avait pas opéré cette pirouette, ce décalage, que je ne parviens toujours pas à m’expliquer, la femme que j’ai aimé toute ma vie se serait certainement rompu le cou dans sa vingt-quatrième année. Un éclat de rire jaillit immédiatement de toutes les gorges, comme si toutes les personnes présentes avaient compris, à différents niveaux de leurs capacités cérébrales, que quelque chose de grave avait faillit se passer, et venait d’être miraculeusement évité. Je me souviens de Joris, me saisissant par les épaules avant de me serrer contre lui, déclarant à quel point mes réflexes étaient sensationnels, et de Marina, pragmatique, qui clamait qu’il y avait eu plus de peur que de mal, que Janice ne se serait certainement pas blessée, même si elle était tombée. Mais je lu dans les yeux de première concernée la même certitude que moi : elle venait de s’en tirer sur le fil du rasoir.

Quelques heures plus tard, elle dormait dans mes bras, comme elle le fit quasiment tous les soirs pendant les trente-trois années qui suivirent. Moi, je n’arrivais pas à dormir. L’impression de surpuissance qui m’avait gagné pendant ces quelques secondes de perte de contrôle sur mon propre corps m’avait laissé fébrile, électrique, surexcité. Je me demandais ce qu’il me restait encore de cette expérience déroutante, de ce pouvoir acquis sur mes propres limites humaines, de ce franchissement involontaire des limites mesurables par notre potentiel de conscience naturel. Je n’avais, bien entendu, parlé à personne de ce que j’avais vu, de ce que j’avais ressenti. Ils m’auraient de toute manière accusé de détourner mon exploit pour renchérir sur les histoires effrayantes qui avaient été, jusque là, le moteur de la soirée. Ils auraient pu finir par croire en ma sincérité si j’avais insisté, tant j’étais bouleversé et terrifié par ce qui m’était arrivé, mais ils m’auraient alors cru fou, et je les aurais sans doute compris. Un tourbillon de question me tenait éveillé, tout comme l’effroyable crainte de cette macabre apparition, de cette Mort ayant pris forme, dans un autre plan dimensionnel, à la fois si proche et si éloigné du nôtre. Alors que je commençais à me raisonner, à me convaincre que je n’avais finalement peut-être qu’imaginé tout ça, et que le sommeil commençait finalement à prendre le pas sur mon excitation, le réveil indiqua trois heures quatre. La minute qui suivie fut la plus longue de toute mon existence.
J’avais compris que les phénomènes paranormaux qui m’avaient touché ce soir-là n’avaient pas encore fini de me poursuivre, mais j’avais essayé de me persuader du contraire : la raison reprenait sa supériorité sur l’instinct. Je ne fus donc qu’à moitié étonné lorsque mon regard perçu comme une fracture au plafond, qui alla s’agrandissant, grossissant peu à peu pour devenir une boursouflure, comme un voile gonflé au travers de l’air, sur le point d’éclater. Je retrouvais, paniqué, cette impression d’immobilisme qui avait caractérisé l’impuissance de mon entité physique à pénétrer le plan dimensionnel qui le séparait du terrain de chasse de la Mort. Figé dans mon lit, le regard fixe, je vis cette dernière apparaître au-dessus de moi, tournoyant dans une lenteur suave, me fixant de ses yeux noirs dénués d’expression, son éternel sourire aux dents démultipliées coincé dans une expression presque dolente. J’aurais voulu hurler, j’aurais voulu trembler, exprimer ma terreur, mon effroi, la folie qui me gagnait à cette simple vision, mais j’en étais totalement incapable. La Mort inclina légèrement sa petite tête élimée, et l’obscurité naturelle qui l’entourait, qui jaillissait des lambeaux de tissu noir qui l’habillait, se fit plus opaque, plus présente, envahissant tout l’espace à un mètre au-dessus de moi, tant et si bien que je fus bientôt incapable de distinguer autre chose que ces ténèbres séculaires, éternelles. La noirceur originelle.
De cette obscurité jaillit bientôt une image fixe ; celle d’un vieillard aux cheveux blancs, à la peau ridée et au teint grisâtre, relié à tout un appareillage complexe de fils, de tubes et de câbles, eux-mêmes connectés à diverses machines sans doute destinées à le maintenir en vie quelques minutes, voir quelques heures de plus. Un seul de ses deux yeux était à demi-ouvert, scrutant l’espace devant lui comme s’il était capable de voir au-delà du vide. Des jasmins à la pétulante couleur violette, disposés dans un vase sur la tablette à côté du lit, venaient contraster de manière violente avec les teintes blafardes et monochromes de ce qui semblait être une chambre d’hôpital. Je compris sans trop me forcer que j’assistais aux derniers instants d’un homme… et au-delà de ça, je compris que cet homme, c’était moi.
Le cadeau empoisonné de la Mort, pour me féliciter d’être parvenu à contrecarrer ses projets à l’égard de Janice. C’est ce que j’ai supposé toute ma vie. Y avait-il du respect dans ce geste ? De la cruauté ? Une réelle conscience, ou une volonté d’interaction ? Ou bien tout cela obéissait-il à une forme séculaire de rituel, un évènement naturel et indissociable, frappant toute personne ayant le malheur de pénétrer, bien malgré elle, dans un espace de compréhension où elle ne devrait jamais avoir à mettre les pieds ?
Tout devint noir et je retrouvais immédiatement la maîtrise de mon corps dans une terrifiante sensation de chute. Je poussais un cri de surprise et d’horreur, réveillant Janice par ce même mouvement. Le réveil indiquait trois heures cinq. Une minute s’était écoulée, et j’avais l’impression que je venais de passer des heures en compagnie de la Mort et de mon moi-futur mourant. Il fallu plusieurs dizaines de minutes à Janice pour parvenir à me calmer, mais elle ne parvint jamais à me faire avouer ce qui avait pu me mettre dans cet état cette nuit-là. Je ne voulais pas risquer de la perdre, pas après avoir tant sacrifié de moi-même pour la garder, égoïstement, auprès de moi. Il n’y a rien de pire que de connaître les circonstances exactes de sa mort, rien qui ne génère plus de dégoût et de crainte du lendemain. L’état affiché par mon être futur laissait à penser que je mourrais vieux, mais dussé-je avoir dû périr jeune, que j’aurais passé une vie plus heureuse en l’ignorant. Contrairement à ce que l’on peut penser, rien n’est plus rassurant que l’inconnu : la certitude est bien plus angoissante.

Cela ne m’empêcha pas, toutefois, de mener une vie pleine et belle, remplie de bonheur et de joies diverses. Mon mariage avec Janice ne fut que la première d’entre elles. Les trois filles qu’elle me donna par la suite ne furent que des perles supplémentaires au collier que la fortune dressait autour de mon cou. Je n’ai jamais connu la misère, nous avons eu une vie confortable, faite d’amour et de petits riens. La vie simple et belle que j’avais toujours rêvé d’obtenir. Ça a été la mienne. Une vie menée sans autre regret que celui de savoir comment elle devait s’achever.
Il y eut toutefois la douleur. Janice, que j’avais réussis à arracher aux griffes de la mort, plus de trois décennies auparavant, ne devait pas me survivre, malheureusement. J’étais appelé à être « celui qui reste », situation que j’envisageais insoutenable déjà bien des années avant qu’elle ne meure. Son trépas fut, de surcroît, long et douloureux. Un cancer des os, tenace et mortifère, la fit dépérir pendant plus de deux longues années avant de finalement se décider à mettre fin à ses souffrances. Alors que je lui tenais la main, dans sa chambre d’hôpital, qu’elle n’avait plus quitté depuis près de six mois, il ne restait déjà plus rien de ses magnifiques cheveux, ni de son sourire, qu’elle trouvait pourtant la force de maintenir, mais qui avait perdu tout son éclat. Elle s’était ratatinée, fragilisée à l’extrême et n’était plus que l’ombre de la femme qu’elle avait été. Mais je l’aimais d’un amour si fort qu’au-delà de ceci et du reste, rien ne changea à mes yeux, pas même à la dernière seconde. Je la regardais toujours avec le même désir et la même force de sentiment que je l’avais fais depuis que je l’avais rencontré. J’ose espérer que ce regard, ma seule arme contre le mal qui la rongeait, lui a rendu ses derniers moments plus supportables. Elle me dit un jour, entre deux grimaces de douleur, que j’aurais peut-être dû la laisser se fracasser la nuque contre le mur, ce soir-là. Au moins, elle n’aurait pas eu à souffrir le martyr qu’elle endurait actuellement. Je lui caressais la joue pour toute réponse, espérant du plus profond de mon cœur que le surplus de vie qui lui avait été accordée suite à ce miracle dont je fus plus ou moins la cause, suffirait à justifier une plus lente et atroce agonie. Je suis certain qu’elle en a pris conscience, car elle est morte digne, entourée de son mari aimant, de ses trois filles non moins aimantes et de deux petits-enfants qui sauraient, eux-aussi, entretenir sa mémoire et son souvenir.
Cela fait déjà seize ans maintenant qu’elle m’a quitté, et son absence a créé un vide que rien n’a su combler. La punition qui m’a été infligé pour lui avoir sauvé la vie est devenue la grande hantise de mon existence. Je suis devenu un vieil homme de soixante-treize ans, qui ressemblait de plus en plus à l’image de lui-même que la Mort lui offrit en pâture bien des années auparavant. Je me teintais même les cheveux pour éviter qu’ils ne soient blancs, comme sur cette image où je me voyais mourir, seul, dans mon lit d’hôpital. Comprenez que ce n’est pas la peur de passer l’arme à gauche qui me rend si farouche à l’égard de cette vision du futur, mais la frustration de se savoir prédéterminé à une telle fin. La Mort avait prévu d’emporter Janice dans une fin rapide, déraisonnée et violente, à l’aube de sa vie, sans lui laisser le loisir de découvrir tous les bonheurs que lui réservait l’avenir. Mais le hasard, le sort, ou une volonté plus puissante que toute autre, avait voulu qu’il en soit autrement, que je sois investi de la capacité à la sauver, à accomplir ce miracle, à déjouer la mort sur son propre terrain. Alors peut-être que je serais capable de renouveler l’exploit, de contrer une nouvelle fois la Mort, mais cette fois-ci pour moi-même, afin d’avoir la chance, comme tout à chacun, de ne pas savoir où et comment je finirai mes jours. J’estime ne pas avoir mérité la punition qui m’a été infligé. C’est l’amour et la chance qui ont commandé mes gestes. C’est une force incontrôlable qui m’a offert ces grandes et éphémères capacités, ce n’était pas ma volonté propre.
Je suis à présent allongé dans un lit d’hôpital où j’écris ces quelques notes, les grands secrets de ma vie passée, sur lesquels j’ai pendant longtemps fermé les yeux, ne les révélant à personne, les gardant profondément enfoui au cœur du coffre fort de ma mémoire. J’ai fais un grave infarctus il y a quelques jours, et il est difficile d’écrire avec tous ces tubes et câbles inconfortables qui me relient à ces perfusions et ces machines auxquelles je ne comprends rien. On ne vous laisse pas vous teindre les cheveux à l’hôpital. C’est fou à quel point ces couleurs artificiels ne tiennent pas longtemps. Ma cadette et ses deux garçons sont venus me rendre visite il y a quelques heures. Je les aime tous plus que de raison, et je crois qu’ils m’aiment beaucoup également. J’ai tenté de cacher l’horreur effroyable qui m’a gagné lorsque j’ai vu qu’ils avaient eu la gentillesse de me ramener un bouquet de jasmins. Ces fleurs magnifiques, que j’ai haïs toute ma vie à juste titre, sans toutefois jamais en faire part à personne, sont à présent disposées dans un vase blanc sur la tablette à côté de mon lit. Si je me regardais d’un œil extérieur, je suppose que ce tableau ressemblerait trait pour trait à la vision funeste que la Mort m’a offerte au court d’une certaine nuit, il y a de cela si longtemps. J’aimerais dire que tout ceci n’a rien de surprenant, que tout était attendu, téléphoné, et que je n’ai pas peur. Mais ce serait mentir.
Je vais scruter jusqu’à la fin le vide en face de moi dans l’espoir de la voir apparaître. Si elle vient vraiment me prendre sans que je ne puisse rien y faire, je pense que je devrais m’y résoudre. Après tout, je n’ai finalement plus jamais été le surhomme que j’ai cru devenir l’espace de quelques secondes au cours de la soirée la plus importante de toute ma vie. J’aimerais avoir le loisir de lui sourire et de lui dire « Hey ! Sans rancune. ».


Dernière édition par Shadow Gate le Mer 17 Oct 2012 10:31, édité 1 fois.

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 Sujet du message: Re: [Nouvelle] 3:04 ou la Vision
MessagePosté: Jeu 29 Mar 2012 10:21 
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Belle nouvelle Shadow, J'ai apprécier ! C'est finement écris, les mots sont justes et touchent là ou il faut.
Je ne sais pas si ton but était de provoquer la peur, en tout cas, chez moi, ça ne l'a pas fait, mais j'ai vraiment aimé cette histoire, un homme qui, l'espace de quelque secondes, contrarie les plans de la mort !

Très bonne idée de texte, tu reste simple tout en proposant un texte et un choix de mots exquis. Merci pour ce bon moment de lecture !

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 Sujet du message: Re: [Nouvelle] 3:04 ou la Vision
MessagePosté: Sam 31 Mar 2012 18:16 
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Inscription: 14 Oct 2011
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Localisation: Comme tout le monde !! À l'apéro ! ;)
Et mais c'est que c'est un très bon début assez longs très bien écrits, mais tu aurais pu faire des paragraphes la, c'est tout pareil on peut ce perdre a différent endroits tu comprends ?
Bonne continuation avec t'es beau chapitres ...

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 Sujet du message: Re: [Nouvelle] 3:04 ou la Vision
MessagePosté: Mer 4 Juil 2012 14:05 
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Inscription: 18 Fév 2011
Messages: 2177
Ça faisait longtemps que je voulais lire cette nouvelle. Car venant de toi, j'avais le pressentiment que ce serait bien. Et je ne me suis pas trompé. J'aime beaucoup cette nouvelle pour le thème déjà mais aussi pour l'histoire en elle-même. Malgré la fatalité du devenir du narrateur, c'est très calme, très posé. On sent bien qu'il a un certain recul sur sa vie. Ce qui rend d'ailleurs la lecture bien linéaire et pas du tout chaotique ou brouillonne. En plus de ça, tu es très juste dans tes descriptions ce qui me ravit encore plus (j'ai d'ailleurs appris quelques nouveaux mots).

Au passage, j'ai relevé ça :
"Aziz n’avait d’ailleurs par organisé ce repas pour rien". C'est "pas" au lieu de "par".


Je te remercie pour ce texte. J'ai passé un agréable moment de lecture.


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 Sujet du message: Re: [Nouvelle] 3:04 ou la Vision
MessagePosté: Mer 17 Oct 2012 10:31 
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Inscription: 31 Jan 2008
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Localisation: Alsace
Certains d'entre vous savent peut-être que j'écris d'autres choses qu'Ordo Xenos.
Plus précisément des nouvelles fantastiques.
Je vous en avais déjà proposé une par le passé... Et j'avais même récolté quelques commentaires. Mais il faut dire que le confort de lecture sur un forum est des plus réduit. Aussi, j'ai uploadé mes travaux sur Google Drive, afin de vous offrir un confort de lecture optimal.
Il vous suffira de cliquer sur les images ci-dessous avant d'être redirigés vers les textes correspondants.
Il s'agit de nouvelles fantastiques, avec pour certaines une nette tendance horrifique.
Je préviens d'ores et déjà les âmes sensibles et le jeune lectorat que certaines de ces nouvelles contiennent des passages violents, voir relativement gores. Je vous spécifierai à chaque fois le degré de violence et le degré de frayeur que vous devriez trouver dans ces quelques lectures, sur une échelle d'estimation allant de 1 à 5. Un jugement purement subjectif, bien entendu, mais j'aime bien ce genre de petites choses. Allons y, si vous le voulez bien. Laissez moi vous guider dans mon univers... je connais le chemin.

Citation:
3h04 ou la vision

Citation:
Synopsis : L’histoire d’un homme ayant, un jour, sauvé la femme qu’il aimait de la mort et qui, en retour, s’est vu offrir le privilège de connaître les circonstances de sa propre fin.


Citation:
Trouillomètre : 1/5 ~ Goromètre : 0/5


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Citation:
Cramer le monde?!

Citation:
Synopsis : Approchant la trentaine, accumulant les échecs professionnels et sentimentaux, Gérald Lester se retrouve à l’agonie dans une impasse sombre après s’être fait passer à tabac par une bande de zonards. Face à lui, un tag retient son attention. L’inscription va devenir une forme d’obsession pour cet homme esseulé, qui en fera un leitmotiv et le but final de son existence.


Citation:
Trouillomètre : 1/5 ~ Goromètre : 3/5


Image



Citation:
Hors de la Fissure, des papillons

Citation:
Synopsis : Christopher est incapable d'accepter le suicide de sa sœur jumelle, Erika. Tentant de remonter aux origines du drame, il va découvrir de biens obscurs secrets, qui pourraient mettre l'humanité toute entière en péril... et changeront sa vie à jamais.


Citation:
Trouillomètre : 3/5 ~ Goromètre : 2/5


Image



Citation:
Mauvaise viande

Citation:
Synopsis : Le personnel d'un fast food très fréquenté sert par erreur à ses clients des viandes contaminées par un agent pathogène, qui a tôt fait de transformer les consommateurs en créatures ignobles, assoiffées de sang. Les employés se retrouvent en état de siège, et vont devoir s'entraider s'ils veulent s'en sortir vivant.


Citation:
Trouillomètre : 3/5 ~ Goromètre : 4/5


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 Sujet du message: Re: [Nouvelles de Shadow Gate]
MessagePosté: Mar 6 Nov 2012 02:35 
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Citation:
La dernière messe d'Harvel Kessler

Citation:
Synopsis : Depuis près d'un mois, la police de Novelen repêche une quantité inquiétante de cadavres atrocement mutilés dans le fleuve Nardem. Le jeune inspecteur Donald Anelko, réputé pour son incroyable intuition, mène l'enquête. Ses manières peu orthodoxes le mettent rapidement sur la piste d'un culte religieux étrange, dirigé par le charismatique pasteur Harvel Kessler. Entre les deux hommes, une confrontation aux conséquences tragiques se prépare...


Citation:
Trouillomètre : 3/5 ~ Goromètre : 2/5


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 Sujet du message: Re: [Nouvelles de Shadow Gate]
MessagePosté: Jeu 8 Nov 2012 18:56 
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Bon... ben je perds pas espoir d'intéresser quelqu'un. Allez hop.


Citation:
Le congélateur

Citation:
Synopsis : Un homme se réveille en sursaut dans un environnement étroit, sombre et glacial. Rassemblant ses idées, il constate avec horreur qu'il a été assommé avant d'être enfermé dans son propre congélateur...


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Trouillomètre : 1/5 ~ Goromètre : 1/5


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