Le phénomène que tu remarques, des critiques communautaires, me paraît aussi assez évident. Et fortement lié à la multiplicité des supports de critiques, via internet. On peut alors remarquer au moins deux autres choses qui en découlent:
1) La première concernen Internet, qui est le lieu de l'opinion. et par définition, l'opinion c'est que nous appartient en propre, notre ressenti. Dans une optique positive, ça va être l'échange des opinions diverses, dans une optique négative, ça va être la convergence et le regroupement des opinions similaires. Et faut pas se faire d'illusions: le "lieu" internet est très vaste, et favorise le regroupement des semblables plutôt que la rencontre des différents. C'est le principe même de la "recherche" internet: le moteur nous donne ce qui s'apparente à ce qu'on lui a demandé, pas ce qui en est différent.
2) La seconde concerne l'industrie du cinéma. Et là je me demande à quel point le cinéma n'est pas à ce point marqué par l'idéologie commerciale, au sens large du terme, qu'il fonctionne en tant que produit dont on doit pas avance cibler le public. J'enfonce des portes ouvertes, et ça pourrait s'apparenter à la critique facile du cinéma US. Ce n'est pas de ça dont il s'agit pour moi, et je ne suis pas assez idiot pour ne pas voir que le cinéma, comme la littérature du reste, continue encore à se faire de l'autre côté de l'Atlantique, et pas seulement chez les "indépendants". Ce que je veux dire, c'est que la communication autour des films mâche par avance le travail des "critiques", et met en relief tout ce qui a un potentiel communautarisant, quitte à créer autour du film, du produit, un effet communautaire. Suffit de voir ici-même tout ce qui a dérivé autour du dernier Batman pour s'en apercevoir, avec les signatures, les avatars etc. Bref, il ne s'agit pas tant de cinéma que de produit commercial, le film en devenant un comme un autre. Et une fois qu'on est sur ce plan là, difficile de parler du film lui-même, et même de l'expérience qu'on a pu faire en le voyant, celle-ci étant parfois nettement orientée par l'attente créée, voire même détournée (on va pardonner des défauts à un film dont on s'est fait par avance une joie de le voir en salle). Et l'insistance sur le caractère de "genre" des films en ce moment doit participer à tout cela je pense. Un film appartient d'abord à un genre, avec ses codes, et c'est cela qu'on observe et évalue. La déclinaison c'est l'auteur qui vaut genre à lui tout seul, comme Woody Allen par exemple.
Tout ça pour dire, et je reviens à la critique, que l'apparition d'internet, pour ma pomme, hein, pas en soi, correspond en gros à l'abandon quasi total de toute lecture de critique culturelle en général, que cela concerne le cinéma, la musique, la littérature, et que cela soit présent dans la presse généraliste (mag type télérama, inrock, etc) ou spécialisée (Cinélive, Première, Studio, Les Cahiers ou Positif). Je ne m'étais jamais vraiment interrogé sur le pourquoi, mais ça doit rejoindre un peu ce débat. Si je ne lis plus cela, c'est d'abord parce que je sais très exactement ce que je vais trouver dans ces revues, et que je suis suffisamment rompu à l'exercice critique que je peux a priori, et même le plus souvent sans avoir vu l'oeuvre, deviner sur quoi portera pour telle ou telle revue la critique positive ou négative. Je précise d'ailleurs que c'est pareil pour le politique: on nous avait abonné à l'obs pendant un an, et les parents de ma douce nous refilait le Point fréquemment, et au bout de deux mois je n'ouvrais même plus le plastique de livraison étant assommé d'avance par le caractère convenu de ce que j'allais y trouver.
Du coup, pour le ciné, outre le champ de mes attentes, décidé par le genre ou l'auteur, je ne regarde plus que la série d'étoiles sur allociné. Et selon le type de film, je me dis que si Télérama l'a encensé ou descendu, je sais si ce film va me plaire. Je prends télérama comme exemple et contre-exemple à la fois: si Télérama descend un pur film de genre, je suis presque sûr qu'il va être bon, et inversement si Télérama encense le dernier film afghan fait avec les restes d'une bobine oubliée lors sud départ des troupes soviétiques, là je me méfie. En somme, je fais comme ange bleu: je sais quels sont mes goûts, et j'anticipe si ceux-ci vont être satisfaits à l'aide de ma "connaissance" du champ critique, ce qui signifie effectivement qu'il est statique, cadré, extrêmement prévisible. Dit comme ça, c'est désespérant, effroyablement consumériste.
C'est pourquoi je m'aperçois qu'un support comme ce forum, qui n'est pas consacré au cinéma, est finalement plus porteur d'intérêt tant qu'on est dans le régime de l'opinion, qu'un lieu spécialisé. Parce que les gens réunis, l'ayant été pour une raison autre, ont plus de chances d'échanger sur le cinéma des avis divergents. C'est paradoxal, mais il est vrai que le lit régulièrement les présentation et critiques de films ici, ce qui ne consitue pas à mes yeux une perte de temps, que sur les sites spécialisés. Et ça a une portée de découverte, comme pour tout le reste d'ailleurs: je lis, écoute ou regarde en fonction des avis que me donnent amis et connaissances. C'est, par exemple, parce qu'il y a eu ici de très bonnes critiques de Stardust, qu'on se l'ait regardé dernièrement sur la VOD de notre fournisseur, film que ma Douce et moi avons adoré, et qu'on aurait certainement pas regardé spontanément.
Alors comme "solution", personnellement je n'en vois pas vraiment. Tout dépend de ce qu'on attend de la critique ciné. Si c'est, comme c'est le cas actuellement, un simple indicateur qui nous sert à déterminer si on accepte ou non de dépenser notre argent dans une séance, alors c'est évident que la critique communautaire est assurée de triompher. Si on veut lire, et là c'est plutôt un plaisir intellectuel qu'on recherche, et moins un service pratique, des avis divergents capables d'éclairer la lecture d'une oeuvre, ben là on est embêté. Parce qu'on est en plein dans la critique au sens fort, c'est-à-dire la capacité à découper un ensemble pour en analyser les parties et juger du tout. Et tout ce que je vois allant dans ce sens, je ne le trouve pas dans les revues ou très peu. On a bien Les Cahiers du cinéma ne serait-ce que parce que la revue se donne le temps de faire de la critique, et est très souvent à contretemps précisément des sorties. Mais là aussi on sait que la lecture est orientée, ne serait-ce qu'avec leur opposition historique à Positif. Mais du moins a-t-on quelque chose en partie sorti du cadre commercial, ou plutôt décalé. Reste donc tout ce qui pourrait être vraiment sorti du cadre, et là ce sont des livres qu'il faut aller lire. Des livres critiques qui analysent des oeuvres, des auteurs, des mouvements ou des périodes. Il semble qu'il n'y ait plus guère de place pour l'entre-deux.
Et c'est dommage, parce que ça veut dire qu'on n'aime pas le mélange en ce moment, comme si ça nuisait à l'identité des personnes. Dans le milieu universitaire littéraire, dont je suis issu, c'est impossible de dire qu'on lit des bd, et "manga" est un gros mot. Comme il n'est pas possible de dire qu'on aime les blockbuster us, alors qu'on doit défendre le film afghan dont je parlais plus haut. Ou alors cas exceptionnel, phénomène de snobisme au carré qui s'inscrit comme l'exception qui confirme la règle, et parce qu'il est toujours bon de savoir un tant soit peu s'encanailler. Et quand j'ai fait les listes de bac de mes élèves l'an dernier, pour leur orla de français, et qu'ils ont eu Kill Bill II de Tarantino et Les Frissons de l'angoisse d'Argento, couplés à leurs textes, poésie lyrique amoureuse pour le premier, roman de Duras pour le second, mes collègues ont commencé à me regarder bizarrement, et mes élèves ont pensé au début qu'il s'agissait d'une blague. Et quand on a fait l'analyse de ces films, c'est-à-dire quand on a découpé scène par scène ce qui s'y passait, en quoi ça parlait avec nos textes, pas mal étaient sceptiques précisément parce que là il ne s'agissait plus de critiques au sens où ils l'entendaient (ça j'aime, ça j'aime pas), mais de remonter aux intentions d'une oeuvre. Et ça, placer l'oeuvre en premier, plutôt que le ressenti sur l'oeuvre, c'est quelque chose qui est étranger à notre société actuelle. Et ce n'est pas péjoratif de dire cela. La découverte de l'Oeil, au sens de la subjectivité qui voit les choses, c'est ultra récent. C'est les Impressionnistes en peinture, à peine mplus d'un siècle. Alors que la critique aujourd'hui ne soit plus qu'une juxtaposition d'Yeux divergents ou convergents, pas de quoi s'étonner. Ce qui est dommage c'est que cet Oeil ne soit que scrutateur, qu'il reste hors de l'objet qu'il s'est donner à regarder au lieu de bien vouloir y entrer.
Pour finir (si si, c'est possible), deux mots ici sur ce que j'aurais pu mettre ailleurs. J'ai parlé plus haut de l'intérêt d'un forum comme celui-ci, détaché de l'objet cinéma. L'exemple le plus parlant c'est la critique qu'a fait ange bleu dernièrement du Labyrinthe de Pan. Parce que tout simplement, sans être d'accord avec ce qu'il dit du film, son "opinion" éclairée par des éléments que je ne connaissais pas sur le film de monstre et les orientations esthétiques de Del Toro m'ont donné envie de revoir ce film, que je n'avais franchement pas aimé. Parce que cela m'a déjà donné à le revoir autrement. Et que peut-être ce que je lui reprochais, à ce film, faisait déjà partie de mes codes, de mon "horizon d'attente", et non du film lui-même. Et ça c'est pas mal, de rencontrer des avis différents qui non seulement donnent leur opinion, mais qui fournissent en outre les clefs utilisées pour former cette opinion, afin de pouvoir plus aisément la recevoir. Et ça, c'est peut-être plus facile lorsqu'il y a un souci didactique qu'on trouve dans un lieu désengagé de la bataille critique. A mes débuts sur le forum, les posts de Namienator par exemple, en particulier sur le cinéma, me faisaient semblable impression. Mais aussi certaines critiques de manga de Saru. Le plus bizarre dans tout ça, c'est que en critiquant la dimension "spécialisée" et communautaire de la critiquant, on devrait se dire que ici, sur onepiece, on est dans une forme d'aveuglement... Et là ça fait peur...
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