L'Ivresse du pouvoir est le dernier film de Claude Chabrol, un des dinosaures du cinéma français (La Cérémonie entre autres). Isabelle Huppert, une de ses actrices fétiches, y interprête le rôle d'une juge d'instruction chargée d'un dossier politico financier, et dont l'enquête se heurte aux arcanes du pouvoir et aux intérêts et fonctionnements politiques. Son statut lui octroie pourtant la possibilité d'abattre des hommes extrêmement influents et socialement bien au dessus d'elle. Comme elle le rappelle elle-même, le juge d'instruction est au fond le personnage le plus puissant de France. Mais dans le même temps sa vie personnelle entame un lent effondrement.
Alors pourquoi aller voir ce film?
D'abord parce que ce Chabrol n'est pas comme les autres. Si vous aimez Chabrol, alors vous adorerez celui-ci, car ses thèmes de prédilection se retrouvent, exacerbés comme jamais (principalement celui du pouvoir bien évidemment, mais aussi ceux des tabous, des clivages sociaux, de la force et de la fragilité mentales, toutes deux en étroit lien avec la folie, etc.). Si vous n'aimez pas Chabrol, ou que vous ne le connaissez pas et avez un a priori négatif sur ce réalisateur qui porte en gros l'étiquette "cinéma français", ce film vous surprendra. Il n'y est pas (uniquement) question d'intrigue intime ou privée. L'intrigue est d'abord publique, et c'est sur elle que se greffe, ou plutôt se dessine en creux la dimension privée. Délaissant ses procédés habituels de contemplation d'intérieurs bourgeois, la caméra navigue entre l'appartement de la juge, et ses bureaux, lieu anonyme où peut directement émerger la question politique.
Car ce film est d'abord, à un premier niveau, un discours politique. Le sujet fait directement référence à l'un des plus gros scandale politico-financier français: l'affaire des frégates, ou affaire ELF. Le film ne prend guère de précautions pour crypter cela, les clefs étant relativement évidentes. Ainsi le personnage d'Isabelle Huppert se nomme Jeanne Charmant Killman, et correspond à Eva Joly, François Berléand ressemble diablement à Le Floch-Prigent, et la société mise en cause s'appelle FMG, soit ELF plus une lettre (procédé inverse de 2001, où HAL renvoyait à IBM). Cette seule dimension est déjà passionnante car elle dénonce explicitement les moeurs et abus du pouvoir, mais sans démagogie excessive, en restant à échelle humaine. Il y a là un engagement vraiment intéressant.
A un second niveau, c'est le pouvoir qui se trouve questionné, aussi bien dans ses mécanismes institutionnels (la toute puissance des grands groupes financiers, leur influence en tant que lobby sur la politique) que personnels à travers la figure de la juge qui repousse sans cesse les limites de sa puissance, par les mises en examen et auditions qu'elle réclame. Cette puissance là se confronte avec celle des représentants des pouvoirs qu'elle attaque (les dirigeants financiers d'abord, politique derrière), puis les autorités judiciaires dont elle dépend, malgré l’indépendance propre à sa fonction, mais qui tentent de la contrôler. A l’ivresse du pouvoir des puissants répond donc celle dont l’héroïne prend peu à peu la mesure en expérimentant et en exerçant ce dernier. Dans le deux cas se pose la question des limites et du cadre du pouvoir, et du sentiment de puissance qui l’accompagne. Mais à ce niveau, les limites au pouvoir des puissants que représente la juge paraît justifiées quand celles imposées à la juge ressemblent à une forme de censure. L’héroïne refuse les contraintes d sa hiérarchie, jusqu’à aller au clash, mais mesure dans le même temps les abus humains qu’elle a pu commettre au début de son enquête lorsqu’à la fin du film elle retrouve complètement détruit l’homme qu’elle a utilisé pour faire éclater le scandale.
Cela nous mène à un troisième niveau dans ce film, celui finalement plus chabrolien de l’envers privé du pouvoir public, des pulsions intimes mises en relief par la situation. Une trame sentimentale apparaît à l’arrière plan du film, mettant en scène la juge, son mari, et son neveu. Le pouvoir public croissant de la juge se répercute dans con couple, sous forme de vases communicants. Le mari se sent de plus en plus minorée par sa femme, par l’importance public qu’elle gagne. Celle-ci prend de moins en moins de précautions avec lui, jugeant que la pression qu’elle subit dans son travail doit lui être épargnée à la maison. Symboliquement les sexes s’inversent, et la fonction phallique est accaparée par la juge. Cela grève le couple en même temps qu’un jeu de séduction s’instaure entre la juge et son neveu, rejouant là encore en inversant les sexes le schéma courant de l’homme plus âgé, volage dans son couple, dont le pouvoir et la situation lui permet de séduire une femme plus jeune. Cette inversion est mise en scène de manière très subtile et discrète, simplement suggérée, puisqu’elle se double du motif de l’inceste, et que le propos, à ce niveau, concerne da'bord les pulsions et non les passages à l'acte. Et c’est finalement là que réside l’essence de l’ivresse du pouvoir : dans l’usage privé qui est fait de celui-ci, dans ce qu’il ne sert au fond qu’à être investi dans des schémas inconscients profonds, agissant comme un détonateur, comme quelque chose qui donne l’occasion de lever, partiellement, des interdits.
J’ai été certainement long et touffu, mais c’est parce que je pense que ce film vaut vraiment la peine d’aller le voir, et qu’il est susceptible d’intéresser un public assez large par les différents niveaux de lecture qu’il offre. Alors oui, c’est un film français, avec un discours politique très affirmé, deux éléments qui peuvent en rebuter certains. Mais c’est surtout un bon film qui réussit à parler à la fois du politique, de l’actualité, de la société, du couple, de l’individu, et des pulsions qui animent tout cela. Cela soutenu par une Isabelle Huppert qui en horripile beaucoup mais qui moi me stupéfie quasiment à chaque fois que je le vois, au cinéma ou au théâtre, et qui est ici tout à la fois admirable et terrifiante.
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