Le clip démarre, étrange et incisif, en même temps que le film. L’image se désincarne dans un flou équivoque, ne livrant sa signification que bien plus tard. Pour l’instant, ce sont mille couleurs et des pantins animés qui dansent. Ainsi commence
Mulholland Drive, un impressionnant documentaire sur Hollywood, le rêve (américain) et le fantasme.
Dans la lumière de la nuit, qui sonnerait ici presque comme des projecteurs, la voiture de Rita, une jeune femme brune, s’arrête. Alors s’ensuivent une menace de mort et un terrible accident, faisant perdre à Rita la mémoire. Complètement déboussolée, elle ne sait plus qui elle est.
Bizarrement, s’enchevêtre par-dessus cette première intrigue, dont on soupçonne d’abord que Lynch va s’évertuer à en lever les mystères, une seconde, sinon plus troublante encore, du moins d’un autre registre, opposée trait pour trait à la première. Une nouvelle histoire se lance, faisant penser anachroniquement à
INLAND EMPIRE, avec un nouveau personnage, dans un autre contexte, un autre lieu, comme si le film lui-même s’inscrivait dans un autre film (détail important). Betty est une jeune et jolie femme, fraîchement débarquée dans la Californie, sertie de rêves et d’espoirs. Si Rita est brune et lunaire, Betty est blonde et solaire. L’une a perdu son identité, cherche à la retrouver, l’autre cherche à se faire un nom, à gagner la sienne. L’une a un passé obscur, l’autre un avenir tout aussi obscur. Opposées jusque dans leur registre respectif, c’est de la rencontre et de la confrontation de ces deux héroïnes que
Mulholland Drive va exercer son pouvoir hypnotisant.
Considéré comme l’un des meilleurs films de David Lynch, souvent comparé à
Lost Highway, autre film à la narration inventive et poétique,
Mulholland Drive devait être à la base une série TV, sorte de
suite hybride à
Twin Peaks. Le projet a bien failli faire un énorme flop, puisque la chaîne commanditaire s’est désistée au dernier moment, effrayée qu’elle était par la longueur de l’épisode pilote et par la complexité (apparente) de l’histoire. Heureusement, le travail de Lynch ne s’est pas perdu, et après une proposition de reprise et d’adaptation pour faire de
Mulholland Drive un long-métrage indépendant, le réalisateur américain a tout de suite été séduit par cette idée.
On s’acharne à dire que la clé bleue est une métaphore servant à interpréter le film fantasque de Lynch. Pourtant,
Mulholland Drive est plutôt limpide, et dès lors qu’on a saisi la présence d’une subtilité dans le récit, il devient tout à fait intelligible et intelligent. Avant toute chose, il faut rappeler que ce film est porteur de charmes vénéneux, doublé d’une mise en scène léchée, à l’ambiance diffuse et onirique, proche d’un conte cruel. Comme Hollywood,
Mulholland Drive est mesquin et joue un jeu trouble : lumière tamisée et sensuelle, bande son envoûtante, réalisation à l’aspérité établie, serpentine, contrastes saisissants, procurant à l’image une face cachée que l’on pressent terrifiante, inquiétante. Au fond, tout repose sur la dissemblance, y compris bien sûr le montage, dissipé, se permettant l’extravagance d’associer des images hétérogènes pour créer un ensemble homogène, renvoyant ainsi à une sensation illusoire et virtuelle, où le doute est le maître mot.
Mulholland Drive est donc une brumeuse promenade au cœur du cinéma, des plateaux de tournage aux castings, miroir réaliste et déconcertant de ses starlettes figuratives, témoignage poignant, par cette mise en abyme, de son rôle de support artistique vis à vis de la fiction. Le décor est intemporel, isolé, épuré, comprimant ses personnages (excellentes Naomi Watts et Laura Harring) pour les tourner à la caricature, comme Hollywood peut avaler ses stars.
Il serait mal à propos de dévoiler toute la magie de
Mulholland Drive alors que Lynch lui-même perpétue sans cesse son rituel de ne jamais s’exprimer sur le sens de ses œuvres. On peut y déceler, sans doute, de la part du réalisateur, une volonté de laisser le spectateur totalement libre dans son interprétation, dans sa réflexion, ceci, pour ne pas gâcher le jeu poétique ; parce que dans les films de Lynch, il y a toujours une couche d’énigmes inexplicables. C’est que les liens se font et se défont, et s’il y a certes un puzzle, sa solution n’est cependant pas unique, ou en tout cas elle ne doit pas l’être, par une nécessité qui découle directement de la démarche lynchienne (d’ailleurs associer le cinéma de Lynch à un cinéma cubique serait une idée résolument intéressante à mon avis).
Pourtant, et aussi surprenant que cela puisse paraître, dans
Mulholland Drive, le cinéaste nous livre une clé de lecture, au deux tiers du film, non pas à travers la clé bleue évoquée précédemment, mais par le biais de la somptueuse scène du théâtre. Le présentateur explique longuement que le spectacle joué ici est garni de faux-semblants, monté de toutes pièces, illusoire par conséquent. Ce n’est qu’un enregistrement, un escamotage subtil et invisible, mis en évidence par la chanteuse, censée interpréter
Llorando (Crying), de Roy Orbison, a capella ; car lorsqu’elle s’effondre sur scène, la chanson continue, inexorablement se poursuit… L’effet produit est d’autant plus dérangeant que les deux héroïnes semblaient pleinement émues par le spectacle factice. C’est cette scène centrale qui marque le tournant de
Mulholland Drive : Lynch nous souffle que tout ce qui a précédé cet aveu n’était qu’un enregistrement, un playback pour être plus précis, et qu’à partir de ce point va se dérouler la véritable chanson, par analogie au véritable film. Mais encore faut-il noter que ce n’est pas qu’il dénigre ce qu’il s’est passé avant ce point d’ancrage, c’est tout simplement qu’il lui insuffle une signification a posteriori. Le basculement s’opère immédiatement après. Naomi Watts se réveille, les rôles sont entièrement redistribués, exactement dans leurs motifs contraires ; dès lors, on comprend mieux le prologue swinguant du film, et l’image qui s’efface dans un flou maîtrisé. Le thème du rêve (américain) et du fantasme prend, de cette manière, un sens éclairé, explicite.
En somme,
Mulholland Drive est un film effréné, occulte, double ; parce que c’est précisément une réalisation obscure, complexe, lunaire, froide, ténébreuse. Un autre aurait pu dire que c’est précisément une réalisation claire, limpide, solaire, émouvante, drôle. Et finalement, ce serait revenu au même. En fin de compte, il reste que c’est une œuvre sensible, à l’émotion exacerbée, mêlant humour et terreur, imbriquant illusion et réalité. C’est un film heureux et douloureux.
Mulholland Drive, c’est un chef-d’œuvre.