On risque de rentrer dans de longues et lentes digressions par rapport à la Salle de jeu pirates, mais le sujet me parait intéressant à aborder et d’actualité. Ça va être du débat de fond, donc très poussif mais on va essayer de rendre ça intéressant.

Comme notre génération l’a intégré aisément, le jeu vidéo est un art à part entière dans le patrimoine culturel mondial, bien loin du « simple » divertissement décérébré et dangereux pour la santé que certains media ou résistants de la pensée décrivent. Même, en allant plus loin, le jeu vidéo, en étant principalement basé sur le divertissement pur de son public, est une forme d’art extrême et destiné à être le futur de la culture, car c’est le seul medium qui propose une interaction non seulement émotionnelle mais aussi physique entre jeu et joueur.

Après la littérature qui ouvrait l’imagination au lecteur, la bande-dessinée qui rendait possible l’illustration graphique des environnements plus précis et fouillés en utilisant l’œil comme principal moteur, le cinéma qui racontaient des histoires grâce à l’image et au son, il est naturel que le jeu vidéo, au travers de la vue, l’ouïe et le toucher, soit une avancée extraordinaire en la matière. La parallèle entre cinéma et jeux vidéo, dans leurs intentions, leur développement et leur consécration, est évidente ; la littérature remonte à bien trop loin pour pouvoir être analysé de la sorte et la bande-dessinée en est au même stade que le jeu vidéo dans l’idée des « penseurs » et « philosophes ».
Beaucoup d’études ont été faites à ce sujet et tissent ces liens :
- point de départ peu conscient des ambitions créées : les films des frères Lumières et Pong sont très primitifs, réduits à la plus simple expression du medium (un seul plan / douze pixels et c’est parti) ;
- tâtonnement de la grammaire artistique sur plusieurs décennies : échelle des plans, champ/contrechamp, photographie d’un côté ; gameplay, absence de bugs de l’autre ;
- œuvres essentielles du medium qui en créent les codes les plus récurrents : Georges Méliès pour les effets spéciaux, DW Griffith pour le format « long-métrage », Charles Chaplin pour l’utilisation du langage cinématographique à des fins précises (comiques en l’occurrence) ; pour les jeux vidéo, Shigeru Miyamoto avec Super Mario qui doit être le premier jeu vidéo à permettre de parcourir un monde sur un seul écran mouvant, ainsi que d’autres innovations aussi essentielles dont je ne suis pas forcément le plus grand expert pour en parler donc help ;
- émergence de superstars ou icônes du medium (Chaplin, Buster Keaton, Mario, Link etc.) ;
- dans un premier temps avalanche d’adaptations, littéraires pour le cinéma et cinématographiques pour le jeu vidéo, qui sont vendues comme de pures adaptations sans particulièrement d’ambition mais qui ont pour intérêt de se « fondre » dans l’esprit collectif et ainsi permettre la reconnaissance du medium en tant qu’art à part entière…

C’est ce dernier point qui va d’ailleurs nous intéresser ici. Car depuis quelques années déjà, des réalisateurs connus et reconnus qui ont baigné dans les jeux vidéo depuis leur enfance et qui n’ont donc aucun mal à leur reconnaître leur statut d’art font des déclarations qui tendent à mélanger ou distinguer jeu vidéo et cinéma, ce qui est le cœur du topic (ndLeto, les déclarations ont été classées de ce qui me parait être la plus farfelue à la plus pertinente) :
-
Matthieu Kassovitz croit à une intégration du cinéma dans le jeu vidéo (
voir la très bonne lettre d’Eric Viennot sur la question, accompagnée dans les commentaires d’une réaction de Kassovitz très intéressante) ;
-
Guillermo Del Toro pense que le cinéma est destiné à devenir l’une des nombreuses facettes du jeu vidéo ;
-
James Cameron s’intéresse au jeu vidéo pour raconter d’une manière différente des histoires ;
-
et Steven Spielberg produit de petits projets vidéoludiques indépendants de toute relation cinématographique.

Décortiquons maintenant tout cela pour justifier en quoi Matthieu Kassovitz semble moins
éclairé que Steven Spielberg sur la question.
Déjà, Matthieu Kassovitz attaque une catégorie de jeux vidéo populaires et relativement faciles d’accès d’un point de vue du gameplay ou du marketing, en niant le principal but du medium, à savoir divertir. Si l’on peut douter de la valeur ajoutée qui a été créée entre Call Of Duty N et Call Of Duty N+1 et de l’originalité des produits proposés, on ne peut pas nier que ce sont de purs jeux vidéo, fun, jouissif, maniabilité impeccable et graphismes pas dégueu (et je dis ça alors que le jeu ne m’a jamais intéressé, en tout objectivité donc). De même, il rejette l’idée que l’un des mécanismes premiers du jeu vidéo est l’affrontement entre le jeu et/ou les joueur(s) qui permet de créer un challenge à relever et dont l’accomplissement le plus facilement traduisible est l’acte de tuer son adversaire.
Mais aussi, il met l’avenir du jeu vidéo entre les mains de jeux comme Fahrenheit ou Heavy Rain de David Cage, des produits vidéoludiques expérimentaux basés sur un épurement du gameplay au profit d’une interaction poussée du joueur sur le scénario. Sauf que ces expériences, très louables dans leur tentative d’améliorer le vecteur émotionnel entre jeu et joueur, ont démontré leur limites en tant que jeux vidéo : le gameplay est volontairement très simpliste et ôte par la même occasion toute occasion de se sentir réellement « concerné » par ce qui se passe à l’écran ; le joueur ne décide pas de ce que le personnage va faire mais choisit l’une des alternatives proposées contextuellement par le développeur ; et l’altération de l’histoire par les choix proposés n’est finalement que mineure, car les embranchements proposés ne débouchent que sur des variations de la même histoire et non pas des aventures totalement différentes, ce qui se justifie par les moyens techniques mis à disposition du développeur (on retrouve le même problème dans d’autres jeux vidéo qui se veulent « ouverts » comme Fable de Peter Molyneux).
A l’opposée, Steven Spielberg qui s’est distingué comme l’un des artistes connus, reconnus et quoiqu’on en pense ayant marqué l’histoire du cinéma en tant que conteur talentueux, propose une expérience vidéoludique qui tranche avec son medium de prédilection, car sous la forme du puzzle game sans background, personnages développés ou cinématiques, orienté purement vers le gameplay. Cette initiative est révélatrice de ce que pense Steven Spielberg à propos du jeu vidéo et de la voix qui lui est tracée si l’on en croit la parallèle entre cinéma et jeux vidéo : après une période où l’art s’est désespérément accroché à ses ancêtres, les codes et langages arrivent à maturité et permettront à cette forme artistique de s’affirmer en tant que tel.

De ce constat, on peut alors se poser quelques questions sur le futur du jeu vidéo.
Le medium est-il destiné, à terme, à s’éloigner du cinéma qui l’a alimenté pendant des décennies, mais si oui, par quels biais ? La disparition progressive des « cinématiques » (le mot est révélateur de la proximité entre les deux media), des adaptations plus initiées par les studio de production mais par les développeurs eux-mêmes qui offriront de vrais jeux et non plus des produits dérivés, un ralentissement de la « course aux graphismes » pour ne plus proposer ce qui se fait de plus beau mais ce qui est le plus en rapport avec le sujet du jeu, un recentrage sur l’essence même du jeu, c’est-à-dire le gameplay etc.

Toutefois, une simple parallèle ne permet pas de prédire avec assurance l’avenir du jeu vidéo, dans la mesure où, d’une part les deux media n’ont pas connu un développement temporel égal (le jeu vidéo est né dans les années 60 et n’est pas encore arrivé – à mon avis – à maturité alors que dans les années 40, principalement avec CITIZEN KANE, le cinéma s’était déjà affirmé en tant que tel, soit 40 ans après son émergence), d’autre part le contexte mondial et le relais de l’information a largement été modifié en cent ans.
L’exemple le plus frappant est de voir que les initiatives les plus unanimement saluées par la presse et les joueurs depuis quelques années viennent souvent de studio indépendants ou de développeurs dans leur cave, comme Braid, Super Meat Boy, VVVVVV, I Wanna Be The Guy et compagnie, dont la particularité est d’employer une narration non-cinématographique, des graphismes peu gourmands et pourtant sublimes (dans leur rapport au jeu, leur finition et leur cachet) et un gameplay dosé à la perfection.
Tiendrons-nous là l’avenir d’une partie du jeu vidéo, ce qui fera les chefs-d’œuvre dont tout le monde se souviendra dans plusieurs décennies ? Des jeux dont le concept est simple mais trituré à l’extrême, sur une plate-forme quasi-universelle qui est l’ordinateur (ainsi que les Stores en ligne de la Xbox 360, la Wii et la PS3) sont-ils ce qui renversera une partie de la production actuelle assez stérile et parfois très peu inventive ? Il existe bien évidement de très bons jeux dont la force marketing ou populaire est énorme, de même que des jeux indés faits avec les pieds, évitons les amalgames à ce niveau.

Toute participation au débat est bien entendu encouragée, des compléments à ces bouts de réflexions de même que les réactions pour me mettre une grosse branlée parce que j’ai dit des conneries (le jeu vidéo n’est pas mon domaine de prédilection, c’est fortement possible) sont aussi conseillés.
Je n'ai pas vraiment de parti pris au niveau des développeurs, donc si mes choix vous semblent biaisés, c'est uniquement parce que j'ai la culture que j'ai !