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► Full Metal Jacket (1987)
En adaptant
Le Merdier, roman sur le Vietnam de Gustav Hasford, Kubrick va livrer son douzième opus :
Full Metal Jacket. Le maître s’entoure, pour écrire le scenario, de l’auteur du livre en plus d’un de ses amis reporter de guerre, Michael Herr, déjà présent sur le tournage d’
Apocalyspe Now de Coppola. L’histoire, brisée en deux parties, raconte, dans un premier temps, la
formation et l’
entrainement d’un groupe de jeunes recrues par un sergent des plus sévères qui va les mener à la folie, puis dans un second temps, les balades meurtrières de ces mêmes soldats, envoyés en pleine guerre du Vietnam. Kubrick est obsédé par le fait de produire un film résolument objectif et réaliste. A cet effet, il fait reconstituer le Vietnam ravagé dans l’est de Londres, parties destinées à la destruction. C’est aussi à cause de son obsession que le cinéaste va quelque peu s’embrouiller avec Gustav Hasford, souhaitant imposer sa propre vision de la guerre.
Kubrick ne tarde pas à demander l’aide de R. Lee Ermey, vétéran du Vietnam, lui aussi déjà collaborateur sur
Apocalyspe Now. La tâche d’Ermey est simple : trouver l’acteur capable de jouer l’instructeur Hartman et conseiller de façon plus générale Kubrick. Mais parce que les candidats entrevus ne le satisfont pas, Ermey finit par avoir le rôle du sergent. Improvisant la plupart de ses répliques, sa performance restera dans les annales. Sa confrontation avec l’engagé « Baleine », magnifiquement interprété par Vincent D’Onofrio, sera gravé dans les mémoires en tant que scène culte. Si l’espérance de départ était d’être neutre, force est de constater que
Full Metal Jacket porte tout de même à réfléchir sur l’armée. Encore une fois, la névrose sexuelle se convie au long métrage et effleure le conditionnement avec connivence. La seule ennemie que l’on pourra voir à l’écran sera une sniper capable de décimer à elle seule toute une troupe de soldats, évoquant par là même l’inefficacité de l’institution. La satire couplée à l’esthétisme de l’ensemble permettent à
Full Metal Jacket de figurer parmi les références sur le Vietnam aux côtés d’
Apocalyspe Now et
Platoon. Si le film sera quand même un succès commercial, son auteur, sur la fin de sa vie, regrettera d’avoir mis tant de temps à mener ses projets à bien, d’autant que cette fois-ci, Kubrick le visionnaire arrive en dernier. L’impact de son œuvre est donc logiquement atténué par ses prédécesseurs, Coppola et Stone pour ne pas les citer.
Full Metal Jacket
► Eyes Wide Shut (1999)
Full Metal Jacket passé, Kubrick va entrer dans une phase de dix ans de silence médiatique. Par la suite, on découvrira que ces années
perdues ont été bien remplies, notamment ponctuées par deux idées malheureusement avortées. Il tente tout d’abord de porter à l’écran
Une éducation polonaise, projet sur l’holocauste basé sur le roman de Louis Begley. Il écrit le scénario,
Aryan Papers, et est prêt à lancer la production. Mais la sortie imminente de
La liste de Schindler de son ami Spielberg le décourage à aller jusqu’au bout de son envie. De plus, il n’a pas forcément l’intention de réitérer l’
erreur commise avec
Full Metal Jacket. Sa femme Christiane s’avouera rassurée de la décision de son mari, parce que celui-ci était rongé par la difficulté de recréer l’horreur des camps.
Ayant lu
Intelligence Artificielle, Kubrick se tourne vers la nouvelle de Brian W. Aldiss (publiée dans
Supertoys). L’histoire nous transporte à l’orée d’une famille dont l’enfant ne parvient pas à trouver l’affection de sa mère, s’agissant d’un robot, ersatz du premier né. Kubrick écrit à nouveau un long scénario en adaptant le travail d’Aldiss. Toutefois, en dépit de beaux dessins préparatoires, le réalisateur pense attendre que l’évolution technologique soit au niveau requis avant de débuter le tournage. Seulement, entre temps, il propose la réalisation du film à Spielberg, pensant le sujet plus proche de celui-ci que de son propre domaine. Au final,
A. I. aboutira en 2001, tout un symbole ; mais le scénario étant mis au crédit de Steven Spielberg et Ian Watson, on ne saura jamais quelle a été la part du travail de Kubrick à avoir été conservée.
Finalement, c’est
Eyes Wide Shut qui va jouer le rôle de film testament du maître. Reposant sur
La nouvelle rêvée, livre d’Arthur Schnitzler, le film est adapté par Frederic Raphael et Kubrick lui-même. On y suit l’odyssée sexuelle d’un homme en proie au doute, suite à la découverte de l’infidélité fantasmée de sa femme. Comme pour se prouver quelque chose, il décide de la tromper, mais constate, impuissant, que le sexe gangrène tout le milieu qui est le sien. Pour les deux principales compositions du long métrage, le réalisateur fait appel à un vrai couple dans la vie : Tom Cruise et Nicole Kidman, qui signent un contrat les liant à
Eyes Wide Shut quelle que soit la durée du tournage. Dès lors, Kubrick en profite pour expérimenter ad libitum et ce, à chaque prise, étirant ainsi le tournage sur plus de quatorze mois. L’œuvre fournie est d’un esthétisme époustouflant, où la lumière de Noël, utilisée en abondance, permet une image unique, jouant sur le contraste né de la confrontation entre la chaleur du orange artificiel et la froideur du bleu naturel. Une des particularités du film, de longs plans séquences, et la musique, toujours judicieusement utilisée, donnent un renversant cachet onirique à
Eyes Wide Shut. Kubrick s’amuse à y insérer diverses références à toute sa carrière cinématographique, si bien que ses proches affirmeront que cette dernière copie est le film préféré du réalisateur de sa filmographie entière.
----------« Je veux entendre la réaction des gens. » -
Stanley Kubrick
L’avant-première organisée le 1er mars 1999 est très aimée de ses proches et de ses invités, ce qui soulage le cinéaste, stressé par le prix et la durée faramineuse du tournage. Kubrick n’attend pas 2001, et le 7 mars 1999, meurt de cause naturelle pendant son sommeil, dans sa résidence en Angleterre. Il laisse derrière lui une œuvre conséquente, bien que réduite en nombre, et à la portée infinie. Son triste décès ne fait qu’ajouter à l’attente phénoménale suscitée par
Eyes Wide Shut. Les rumeurs enflent, et on parle sans arrêt de la part sexuelle du film, ce qui n’est pas sans le desservir, puisqu’il verse dans un tout autre courant. De facto, les gens sont pour le moins déçus par l’œuvre posthume du géant du cinéma. Et si la première semaine est très bonne,
Eyes Wide Shut se issant même à la première place du box-office (ce qui n’était jamais arrivé), rapidement, les scores s’écroulent. La réussite critique n’est pas présente, elle est, au contraire, plutôt mitigée. Aujourd’hui, après de longues années, le film a été réhabilité : beaucoup le considèrent comme un nouveau chef-d’œuvre. Le dernier.
Eyes Wide Shut
L’énigmatique (Rubik’s) Kubrick
► De l’homme… Stanley Kubrick
Beaucoup méconnaissaient Kubrick. D’aucuns ne disaient qu’il était un homme comme les autres. Tout le monde le prenait pour un génie à moitié fou et misogyne, si ce n’est misanthrope. On lui donnait une réputation de dingue, prêt à tirer sur qui s’approchait trop près de sa résidence. On ignorait jusqu’à son physique. En atteste cette imposture d’Alan Conway. Au départ, le réalisateur laisse courir les rumeurs, il se désintéresse de ce que les gens peuvent penser de lui, les abandonnant à leur imagination voire divagations. Mais peu à peu, il devient gêné de ne pas maîtriser sa propre image. C’est pourquoi, il prend la décision de redonner des interviews. Volonté poursuivie par sa femme avec
Stanley Kubrick : A life in pictures, livre dans lequel on découvre un homme timide, rasant les murs dès qu’il croisait quelqu’un dans les couloirs. Stanley avait un haut sens de la famille : son troisième mariage durera plus de quarante ans, et l’homme est aimé de ses deux filles malgré un caractère lunatique. Pour lui, sa propriété et ses tournages près de Londres sont un moyen de rester le plus longtemps possible avec ses proches. S’il regrette de ne plus vivre dans son New York natal, il est tout de même très heureux de la vie qu’il mène. Il est également chaleureux avec les animaux, possédant de nombreux chats.
----------« Pour ceux d'entre nous qui l'ont connu, c'était un ours en peluche, gentil et passionné. » -
Steven Spielberg
Kubrick est dévoué à ses films, capable de travailler dessus 24h/24 et 7j/7. Il essaye de garder le même sens de la famille dans son métier. De cette manière, il est dur avec ceux qui ne s’impliquent pas autant que lui, mais si l’on fait partie de son cercle, il devient un vrai protecteur, un père. Il travaille individuellement avec les acteurs, prêt à leur accorder la liberté d’expression dont ils ont besoin pour s’épanouir. D’ailleurs, il vit d’intenses relations durant les tournages, mais ne semble cependant pas donner suite aux amitiés ainsi créées après. Le perfectionnisme est un trait de caractère à part entière chez Kubrick : il cadre ses films selon les deux formats employés (TV et cinéma) afin d’être sûr d’avoir le meilleur rendu possible quel que soit le support sur lequel l’œuvre sera projetée. Lorsqu’il n’applique pas cette méthode, comme pour
2001, il fait tout pour interdire la projection du film dans un autre format que celui utilisé lors des prises. Une autre spécificité de son perfectionnisme : Kubrick s’évertue toujours à rendre ses films disponibles dans la plupart des langues majeures. C’est-à-dire que pour des métrages tels que
Shining ou
Eyes Wide Shut, quand l’élément central d’une scène est une inscription, il fait tourner celle-ci plusieurs fois pour à chaque fois, introduire une des langues souhaitées. Kubrick savait où il allait, ce qu’il voulait. Pour autant, il n’était pas borné et écoutait avec intérêt les remarques et avis qu’on pouvait lui adresser. Dans tous les cas, une chose est sûre : qu’on l’apprécie ou non, les films du maître font incontestablement partie de ceux qui marquent à vie.
Matthew Modine (Acteur dans
Full Metal Jacket) : Je lui ai demandé pourquoi il faisait autant de prises. Il m'a répondu que c'était parce que les acteurs ne savaient pas leurs répliques. Et il m'a parlé de Jack Nicholson : « Jack apprend son texte pendant la mise en place des techniciens. C'est pourquoi il faut attendre la prise trois ou quatre pour avoir le Nicholson que tout le monde connaît et qui rend heureux les metteurs en scène. Il faut la prise dix ou quinze pour qu'il commence à comprendre ce que signifie ses répliques. A la prise trente ou quarante, le texte devient quelque chose d'autre. » Et il ajouta : « Je ne sais pas comment faire. Les acteurs ne font pas leurs devoirs. Tout ce que je peux faire, c'est multiplier les prises pour qu'ils apprennent ce que leur conscience professionnelle ne leur a pas commandé de faire plus tôt. »
► Des récompenses de Kubrick
1955
- Prix du meilleur réalisateur au festival international du cinéma de Locarno, Suisse
[
Le baiser du tueur]
1958
- Ruban d’Argent du meilleur réalisateur d’un film étranger par le syndicat national italien des journalistes de cinéma, Italie
[
Les sentiers de la Gloire]
1964
- Bodil du meilleur film européen, Danemark
- Prix NYFCC du meilleur réalisateur par le cercle des critiques de cinéma de New York, USA
- Prix WGA Screen du meilleur scénario de comédie par la Guilde des scénaristes américains, USA
- Ruban d’Argent du meilleur réalisateur d’un film étranger par le syndicat national italien des journalistes de cinéma, Italie
[
Docteur Folamour]
1967
- Oscar des meilleurs effets spéciaux, USA
- David de la meilleure production étrangère, Italie
[
2001 : L’odyssée de l’espace]
1971
- Ruban d’Argent du meilleur réalisateur d’un film étranger par le syndicat national italien des journalistes de cinéma, Italie
- Prix NYFCC du meilleur réalisateur par le cercle des critiques de cinéma de New York, USA
[
Orange Mécanique]
1975
- BAFTA du meilleur réalisateur aux British Academy Awards, Grande-Bretagne
- Prix NBR du meilleur réalisateur par la National Board of Review, USA
[
Barry Lyndon]
1986
- Prix BSFC du meilleur réalisateur par la société des critiques de cinéma de Boston, USA
- Prix ALFS du réalisateur de l’année par le cercle des critiques de cinéma de Londres, Grande-Bretagne
- David du meilleur producteur étranger, Italie
[
Full Metal Jacket]
1998
- Bodil du meilleur film américain, Danemark
- Prix de la critique du meilleur film étranger par le syndicat français de la critique du cinéma, France
- Prix « Bastone Bianco » Filmcritica au festival du cinéma de Venise, Italie
[
Eyes Wide Shut]
► De ses autres prix
- David Européen aux prix David di Donatello, Italie (1977)
- Nocciola d’Or au festival du cinéma de Giffoni, Italie (1985)
- Prix Luchino Visconti aux Prix David di Donatello, Italie (1988)
- Prix pour l’ensemble de sa carrière par la guilde des réalisateurs américains, USA (1997)
- Lion d’Or pour sa carrière au festival du cinéma de Venise, Italie (1997)
- Prix pour l’ensemble de sa carrière par la guilde des réalisateurs de Grande-Bretagne, Grande-Bretagne (1999)
- BAFTA de l’Academy Fellowship aux British Academy Awards, Grande-Bretagne (2000)
Stanley Kubrick et le cubisme : tentative d’approche
► D’un petit interlude
Kubrick est un réalisateur tellement complet et passionnant que tous les écrits du monde ne sauraient le décrire parfaitement. Néanmoins, avec tout ce qui vient d’être dit à son sujet, il parait opportun de s’intéresser à présent plus en détails sur le sens général qui peut se dégager de sa filmographie. L’étude qui va suivre ne se formalisera pas sur ses films au cas par cas mais sur l’aspect macroscopique de son œuvre. A commencer par sa relation au cubisme…
----------« Regarder un film de Kubrick, c'est comme regarder le sommet d'une montagne depuis la vallée. » -
Martin Scorsese [23]
► De la géométrie chez Kubrick
Si le cubisme est plus communément appliqué dans les domaines de la peinture ou de la sculpture, on peut néanmoins voir en Kubrick, à l’image de David Lynch, un sens certain pour ce mouvement artistique qui prend ses marques dans le XXe siècle. « Dans les œuvres d’art cubistes, les objets sont fragmentés, analysés et rassemblés dans une forme abstraite au lieu d’un objet représenté d’un seul point de vue. » Ceci permet donc de représenter le sujet dans un contexte plus large. Bien souvent, les lignes et les surfaces se subliment entre eux, pour se croiser au hasard, conférant à l’ensemble une absence de cohérence dans son sens de la profondeur. En pénétrant l’un dans l’autre, le contexte et l’objet s’efface pour créer un espace ambigu, une caractéristique propre au cubisme.
Il est de notoriété publique que pour Stanley Kubrick, les décors de ses films sont tout aussi importants sinon plus que les acteurs ou le scénario. Par exemple, le souci du détail développé dans
Barry Lyndon donne un aperçu de la méticuleuse attention que le réalisateur accordait aux décors et à la retranscription de ceux-ci à l’écran. De la même manière, les plans de Kubrick portent toujours en eux cette recherche de la profondeur, du sens, confrontant sans cesse le personnage filmé à son environnement, pour davantage le
contextualiser, lui donner un essor supérieur, mais aussi pour, paradoxalement, brouiller les pistes. La plupart du temps, un simple plan kubrickien suffit à expliciter nombre de sujets et de thèmes sous-jacents. Pour illustrer cette dernière assertion, intéressons-nous à ce plan en particulier :
Composé par une géométrie (voire une symétrie) et des couleurs saisissantes, ce plan, d’un érotisme marquant en plus d’être d’une grande beauté en soi, qui ouvre
Eyes Wide Shut témoigne idéalement de la névrose de Kubrick à associer indéfiniment le personnage à son cadre, à façonner tout ceci pour reproduire l’exacte émotion qu’il souhaite faire passer. La perspective, renforcée par les colonnes, soutenues par le contraste née du mur jaune, des rideaux rouges et de la robe noire d’Alice (Nicole Kidman), plonge le spectateur au cœur d’une fascination sans limite, brisée cependant par la courte durée du plan. Coupant le spectateur dans l’excitation et la curiosité suscitées précédemment, Kubrick oppose la découverte et l’éclat à l’habitude et à la routine, en nous envoyant paître du côté de Bill (Tom Cruise). La signification de ce procédé est plutôt simple au fond. La consommation du sexe à l’écran est devenue trop commun, et à force d’en subir les pulsions, on finit par être dominé par elles. Dans une absolue extrapolation, on pourrait même dire que le spectateur devient peu à peu une machine, dont le moteur serait l’orgasme magnifié et implicite. Kubrick nous rappelle à l’ordre sans concession.
----------« On se demande comment quelqu'un a pu monter si haut. » -
Martin Scorsese [24]
► Du cubisme, et par-delà le cubisme
La capacité de renouvellement de l’œuvre kubrickienne force définitivement le respect. Et si de son vivant, les controverses pleuvaient sur lui, rares sont ceux à ne pas reconnaitre en ce cinéaste l’importance qui est la sienne depuis sa mort. A chacun de ses films, Kubrick a trouvé le moyen de puiser des concepts nouveaux et innovants, afin, entre autres, d’embellir d’autant plus son impact esthétique où la peur et l’angoisse se muent en une forme transversale de beauté. Certes, le réalisateur n’a pas proposé que des films lynchiens, qui ne se livrent pas d’eux-mêmes. Mais certaines de ses œuvres, comme
2001 surtout ou encore
Eyes Wide Shut, possèdent cet attrait envoyant aux possibilités d’interprétations nombreuses. S’ensuit une œuvre à deux visages, l’un à effet immanent, l’autre plus caché, sujette à analyse. Le premier est destiné à provoquer une réaction immédiate chez le spectateur, sorte d’expérience visuelle (
2001 encore), offrant par ce biais le second : les possibilités de réflexions prolongées à partir du premier.
« Nous ne nous intéressons aux œuvres d'art que dans la mesure où elles portent en elles les moyens de modifier le réel, la structure de l'homme et les visions du monde, en somme dans la mesure où se pose la question principale de savoir comment les œuvres d'art peuvent être intégrées dans une vision du monde ou comment elles la détruisent ou la dépassent. Cela inverse alors la position de l'historien de l'art. Désormais, il s'agit de déceler dans l'art son sens biologique, il ne suffit donc pas d'en proposer une histoire descriptive ou de l'évaluer selon une esthétique scolaire et de distribuer des notes ; il faut tenter une sociologie ou une ethnologie de l'art en évaluant l'art, non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen vivant et magique. » [25]
Cubisme parce que Kubrick semble restituer à travers son œuvre une solitude et une angoisse inhérentes à la création du nouveau contre toutes les normes en vigueur. Par suite, les trouvailles formelles des cubistes ne sont donc plus de simples effets de style : elles deviennent l’expression presque animiste du monde, d’un mythe, perdu par le rationalisme et le pragmatisme ; encore que cette expression demeure résolument moderne car conforme aux dernières avancées de la science (cf.
2001 une fois de plus). Enfin, une importance cruciale est aussi accordée à la réception que peut en faire le spectateur, dans le changement qui s’opère en lui à la suite d’une vision d’un tableau cubiste (
Orange Mécanique). Ces trois points peuvent converger à merveille vers le cinéma de Stanley Kubrick, et notamment vers son conceptuel
2001.
----------« J'aime un départ en lenteur, ce départ qui pénètre le spectateur dans sa chair. » -
Stanley Kubrick
En poussant la réflexion, il vient que Kubrick, non content d’imprimer une consistance et une structure exemplaires à ses plans, jumelle de surcroit son œuvre au monde plus général de la peinture. En outre, la peinture et le cinéma ont fait l’objet d’innombrables études, portant pour la plupart sur le fonctionnement des références quant à la structure d’un film, ou sur les aspects philosophiques de la figure en tant que représentation. Chez Kubrick, le montage est une question de rythme, faisant admirablement écho au jugement que l’idéal de tout tableau est la division de la profondeur en une infinité de plans infiniment petits. « La première chose que je dessine, quel que soit le cadrage, c'est la première chose qu'on regarde, ce sont les visages. » Alfred Hitchcock nous montre par cette phrase l’importance de la position du visage dans le cadre. En cela, il est vrai que les gros plans sur les visages livrent une puissance émotionnelle rare dans le cinéma. Dès lors, le rapprochement avec Kubrick est immédiat :
Barry Lyndon a repoussé les frontières de la peinture au cinéma, à tel point que quasi chaque plan du film, à un instant donné, se fige pour en exposer un portrait, un tableau, censé reproduire ceux de l’époque.
Il découle par conséquent que le cinéma de Kubrick est un cinéma d’art, d’œuvre d’art, dont la substantifique moelle est extirpée en deux temps : visuel puis analytique. C’est précisément la raison pour laquelle parler d’interprétation et de réflexion quand on parle des films de Kubrick est approprié, même tout à fait légitime.
Un plan caractéristique de Barry Lyndon
La place du sexe (et de la femme) dans le cinéma de Kubrick
► De la névrose (sexuelle)
L’œuvre de Stanley Kubrick se conclut par le mystérieux et non moins provocateur « fuck » qu’Alice prononce dans
Eyes Wide Shut. Mais contrairement à ce que l’on pourrait, de prime abord, se dire au vu de cette remarque, les scènes de sexe en elles-mêmes sont rares dans la filmographie de Kubrick. Et pourtant, de manière tout aussi paradoxale, il est évident que celui-ci innerve son cinéma. Ce n’est sûrement pas un hasard si le réalisateur a choisi de parachever cinquante ans de carrière par un mot aussi évocateur que ce « fuck » en question. A partir de là, c’est donc que d’une certaine façon, le sexe a toujours été présent dans ses films, plus ou moins enterré dans sa démarche, plus ou moins suggéré, exerçant sa formidable puissance sur tous ces personnages. Se questionner sur la place du sexe et ce en quoi il peut influencer le cinéma de Kubrick devient, en conséquence, pleinement justifié.
Comme quiconque connait un tant soit peu Kubrick le sait, la place de la femme dans son œuvre est ambiguë : très souvent, leurs apparitions sont rares, et lorsqu’elles sont bien là, leurs rôles sont formatés. Dans
2001, la femme n’a pas son mot à dire. Dans
Orange Mécanique, elle n’est prétexte qu’au viol et à la pulsion sexuelle exacerbée. Dans
Les sentiers de la Gloire, la danseuse de fin ne représente que le fantasme inassouvi des soldats, qui trouveront chez elle le réconfort machiste qu’ils cherchaient tant. Dans
Full Metal Jacket, la sniper peut s’apparenter à une forme diffuse de masculinisation par son meurtre. Dans
Eyes Wide Shut, Alice parle d’elle-même, au sens propre comme au figuré. Et l’on pourrait continuer comme cela sans jamais s’arrêter, sinon jusqu’à traverser tous les films du réalisateur. De ce constat, il semble que l’on peut extirper une définition du sexe selon Kubrick : il n’est que névrose et pessimisme. Le malaise s’installe là où précisément commence le renoncement pulsionnel obligatoire à toute vie sociale saine.
Alice et son mari – Eyes Wide Shut
Cette névrose mise en lumière, confirmée par les nombreux personnages névrosés chez Kubrick, fait irrémédiablement référence au lien étroit qu’il peut y avoir entre le sexe et la mort. En ce sens, il ne parait pas maladroit d’affirmer que Kubrick s’ancre dans la pensée freudienne du sexe, dans la mesure où celui-ci s’exprime par une problématique constante de la névrose, enchâssée dans ce penchant unanimement pessimiste. Mais sans passer par quatre chemins, Kubrick nous prévient, dans son traitement, que s’il s’intéresse au sexe, l’amour par contre ne l’intéresse pas. Bien entendu, il ne faut pas mélanger ici le tempérament de l’homme et le thème cher au cinéaste, car ces deux points sont radicalement différents. Kubrick ne filme jamais d’étreinte, qu’elle soit passionnelle ou de coutume, pas plus qu’il ne recourt au lyrisme pour agrémenter ces scènes, ayant plus d’attaches avec l’ironie ou l’inquiétude. En fin de compte, c’est peut-être sa façon de raconter ces choses qui lui ont valu en partie les critiques acerbes et virulentes de Pauline Kael ou Jean-Luc Godard entre autres : « Un souci méticuleux du réel, une passion de l’exactitude, la
froideur de ses images ».
Le sexe est inquiétant, dangereux, lourd de répercussions. La plupart du temps, lorsqu’un contact charnel est suggéré ou montré, le ton monte en même temps que les images : quand Lolita et le professeur Humbert se touchent pour la première fois de la main, c’est lors d’une vision d’horreur ; quand Alice raconte son fantasme à Bill, une sinistre musique s’élève pour hanter l’air de sa ténébreuse mélodie. De même, la recherche sexuelle de Bill rime avec une plongée angoissante dans un New York effrayant où « un grand danger » attend le héros d’
Eyes Wide Shut. Plus exactement, le sexe trône toujours aux côtés de la mort. Dans
Orange Mécanique, les chroniques sur l’ultra-violence débutent par un viol sauvage, et se poursuit par le meurtre de sang froid de la femme aux chats commis avec une sculpture d’un phallus. Evident sous-entendu. Dans le film testament du maître, quand Ziegler appelle Bill à la rescousse, apeuré par l’état de santé de la jeune fille avec qui il vient de passer un moment chaud, celle-ci est complètement dénudée, affalée dans un fauteuil, morne, pour ne pas dire sans vie. Morte. Symboliquement ou pas. Sur le sexe, pas de différence, nous murmure Kubrick : quel que soit le milieu social, même combat, même dégât.
----------« Dans un film, on ne filme pas la réalité [mais] des images qui reflètent une réalité. » -
Stanley Kubrick
► De la Guerre et de la Paix
Le sexe appelle aussi à la maladie et tous ses dérivés. Le sida fait son entrée dans l’œuvre de Kubrick sur le tard, mais il est suffisamment pertinent dans son emploi pour le souligner. Faut-il rappeler que la prostituée d’
Eyes Wide Shut en souffre ? Maladie peut être synonyme de folie. Les cas ne sont pas isolés que ce soit dans
Lolita ou
Shining. D’ailleurs, dans ce dernier film d’horreur, Kubrick effectue une entremise entre la maladie comme folie et l’élan morbide du sexe comme mort : au moment où Torrance, dans un excès d’instabilité, se met à embrasser une ravissante jeune fille, celle-ci se transforme aussitôt en cadavre desséché. Comme le réalisateur le fera dans
Eyes Wide Shut, où la mort du patient de Bill précède justement le récit d’Alice sur son fantasme rêvé. Dans
Lolita encore, la mère de la fillette tente de séduire Humbert en évoquant la nostalgie de la mort de son défunt mari, qui les observe de son vase contenant ses cendres. Autre chose : Kubrick fait également un parallèle des plus intéressants entre le sexe et la guerre. Rigidité des armées contre port des uniformes, organisation autoritaire des armées contre organisation mécanique du collectif (
Eyes Wide Shut). Allégorie des fluides corporels (
Docteur Folamour) ou encore le fusil en tant que copine (
Full Metal Jacket). Par définition, les militaires sont des névrosés.
Ainsi que le montre le traitement anti-violence, basé sur la Neuvième Symphonie de Beethoven, dans
Orange Mécanique, tout danger part de la névrose, engendrée par la pulsion sexuelle. Au fond, le régime qui est soumis à Alex possède un objectif patent : réprimer voire supprimer cette pulsion afin que son absence remette le criminel dans le droit chemin. Or, l’échec cuisant de ce système foncier peut se résumer du fait que le renoncement pulsionnel suscite sans défaut cette même névrose, toujours aussi dangereuse. Par conséquent, l’énergie sexuelle ne disparait pas, au contraire, elle est déplacée, retenue, retardée, et finalement, plus importante encore. C’est ce que nous raconte
Orange Mécanique, à la fois métaphoriquement et impérativement dans cet adage qui veut que la violence appelle à la violence. De la même façon, dans
Eyes Wide Shut, lorsque le séducteur d’âge mûr hongrois tente sa chance avec Alice, celle-ci lui donne pour toute réponse qu’elle est mariée. C’est-à-dire qu’elle ne lui témoigne pas de son manque d’intérêt mais de son obligation familiale voire morale. Pourtant la scène nous suggère sans équivoque que la femme de Bill étouffe sans doute en elle cette envie manifeste de tromper. Renoncement pulsionnel. Et comme une ironie, c’est de ce point précis que se déclenche la crise du couple qui va amener à la justification même du film.
Pourtant, si le sexe est névrose, il est tout autant solution, comme le certifie sans détour le « fuck » terminal d’Alice. Assaini de tout sentiment, le sexe est source de désordre. Mais Kubrick, paradoxalement, nous invite à y chercher un moyen, peut-être le seul, pour rétablir l’ordre perdu. Renvoyant à toute sa filmographie,
Eyes Wide Shut nous propose une vision continue du sexe selon le cinéaste : il faut satisfaire ses envies, relâcher ses pulsions, enfin, laisser libre cours à ses fluides corporels. Cependant, « fuck » possède une connotation bestiale et machinale, dénué de tout romantisme. C’est-à-dire qu’il nous rappelle précisément toute l’œuvre kubrickienne et ses ambigüités. Toujours ce thème impérissable du double. Thème qui aura suivi Kubrick durant toute sa carrière.
D’une certaine idée de la musique
► D’une œuvre musicale
Stanley Kubrick : « Il est certain que les scènes les plus fortes, celles dont vous vous souvenez, ne sont jamais des scènes ou les gens se parlent, ce sont presque toujours des scènes de musique et d'images. Ce serait intéressant de voir un film entièrement réalisé ainsi... »
Le cinéma de Kubrick, on l’a vu, relève d’une recherche artistique minutieuse. De ce fait, le réalisateur nous informe qu’il est possible d’apprécier son œuvre de deux manières, à la fois distinctes et liées : elle est tout autant contemplative et sensorielle qu’analytique et interprétative. De là, il n’était donc pas extrapoler que de s’intéresser aux tenants et aboutissants de son schéma narratif. Or, si le thème du double est très souvent développé par le maitre, il est loin d’être le seul. Parmi eux, on pourrait citer, entre autres, sa relation avec la guerre ou sa vision pessimiste de l’humanité. Pour autant, l’objectif ici ne sera pas de se focaliser sur la signification de ces thèmes dans l’œuvre kubrickienne, mais de savoir comment celle-ci est conditionnée par un élément essentiel à tout bon film : la musique. Il est certain, en effet, que la musique prend une place centrale chez Kubrick, elle n’est pas utilisée comme adjuvante des images ; bien au contraire, c’est elle qui leur donne le rythme et qui leur dicte la marche à suivre. En gros, elle devient primordiale parce qu’elle ne sert plus à raconter mieux : ni plus ni moins, elle
raconte. De position secondaire, elle passe à position primaire. Le film, c’est la musique qui le contrôle.
----------« Le choix de la musique va de pair avec la stylisation que nous recherchons. » -
Stanley Kubrick
Kubrick joue sur une illustration musicale systématiquement déployé dans ses films. Son leitmotiv a toujours été d’associer un thème musical avec ce qui fait l’essence d’un personnage, d’un lieu commun ou d’une situation. Ainsi, pour le spectateur, le déclenchement de ce thème le renseigne immédiatement sur la nature même des faits relatés à l’écran. Dès ses débuts, Kubrick s’est plu à distiller ce jeu musical dans ses longs métrages. Pour soutenir cet état de fait, remarquons que dans
L’ultime razzia, lorsque la femme fatale nous fournit un discours garni de mensonges, des sons de jazz lui sont attachés, nous informant du caractère hypocrite de ses paroles. Dans
Barry Lyndon,
Le Trio de Schubert est évidemment associé aux confidences en aparté de Lady Lyndon, spécialement lorsque celle-ci nous ouvre son âme. Et même si cette figure commence à devenir connue, on ne peut bien sûr pas oublier la quintessence d’une musique devenue torture que représente la pourtant très belle Symphonie N°9 de Beethoven.
Et puisqu’il est question d’
Orange Mécanique, il est tout de même surprenant de constater que Kubrick ne fait pas que s’approprier la musique : à des fins personnelles, il lui arrive également de la détourner, et ce, dans le but d’appuyer une thématique, toujours dans ce souci d’illustrer et d’accompagner son propos. C’est pourquoi, le détournement précédemment cité du Quatrième Mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven est particulièrement intéressant. En utilisant les chefs-d’œuvre musicaux du passé à contresens, le cinéaste leur redonne un nouveau sens, celui qu’il a décidé. Par une certaine discordance opérée sur le lien entre le signifiant et le signifié, le réalisateur parvient à créer un malaise palpable, accentué par la synchronisation entre les images et le rythme musical (le viol d’
Orange Mécanique). C’est de là, de cette transgression dans la signification même de Beethoven, que Kubrick arrive à rendre Alex allergique à la musique (en général) suite au traitement Ludovico. Le réalisateur dira : « Mais si l'on veut utiliser de la musique symphonique, pourquoi la demander à un compositeur qui de toute évidence ne peut pas rivaliser avec les grands musiciens du passé ? Et c'est un tel pari que de commander une partition originale. Elle est toujours faite au dernier moment, et si elle ne vous convient pas, vous n'avez jamais le temps de changer. Mais quand la musique convient à un film, elle lui ajoute une dimension que rien d'autre ne pourrait lui donner. Elle est de toute première importance. »
Alex, lors d’une séance du traitement anti-violence – Orange Mécanique
► De la puissance du classique
2001 marque sans aucun doute le tournant dans la carrière de Kubrick dans son rapport à la musique, notamment classique. « À moins que vous ne vouliez de la musique pop, il est vain d'employer quelqu'un qui n'est pas l'égal d'un Mozart, d'un Beethoven ou d'un Strauss pour écrire une musique orchestrale. Pour cela, on a un vaste choix dans la musique du passé. Parfois, il y a de la musique moderne intéressante mais si vous voulez une musique d'orchestre, je ne sais pas qui va vous l'écrire », commentera le maître dans une interview accordée à Michel Ciment, en 1972. La musique prend d’autant plus d’importance dans le cinéma de Kubrick que, par occasions, c’est elle, et seulement elle, qui nous donne les clefs de compréhension nécessaires pour déchiffrer certains films, comme
2001 : L’odyssée de l’espace. En effet, bien que
2001 soit avant tout une expérience visuelle, il reste aussi l’une des plus retentissantes expériences musicales de la filmographie de Stanley Kubrick.
Après la découverte du premier monolithe noir, témoignant de la première évolution de l’humanité, le cinéaste confronte l’os envoyé dans le ciel par le singe avec l’image d’un vaisseau spatial, nous projetant des milliers d’années dans le futur. En une seule transition [26], Kubrick réduit au silence toutes ces années d’évolution, comme si, au fond, celles-ci n’avaient servi à rien d’autre qu’à faire du sur-place. L’aventure spatiale s’ouvre alors avec la valse du
Beau Danube Bleu qui « est construit thématiquement sur un arpège d’accord parfait majeur ascendant, rappelant le motif de
Zarathoustra dont il est la
contraction dans l’espace d’une quinte » [27]. Ce détail, cette
contradiction avec le motif de Zarathoustra est d’une importance cruciale, car c’est elle qui va expliciter tout
2001 en mettant en relief et en s’opposant à la musique de Strauss. Le film se conclut sur un long plan séquence avec l’apparition du fœtus astral, sur fond d’
Ainsi Parlait Zarathoustra. Or, rappelons que cette composition marque l’avènement du surhomme, décrit par Nietzsche dans son œuvre éponyme. Fait troublant : le surhomme matérialisé par la transformation de Bowman en fœtus est le fruit de la découverte du troisième et dernier monolithe noir.
En y réfléchissant, par rapport aux éléments mis à notre disposition, il peut venir une déduction non sans intérêt : en réalité, l’odyssée de l’espace est un hommage vibrant à la philosophie de Nietzsche. Certes, la frontière est mince entre l’utilisation de Zarathoustra et transposer
2001 tout entier au philosophe allemand. Pourtant, on va le voir, ce n’est pas si bête. Il faut effectivement savoir que si l’on part de ce principe, le film, jugé inanalysable, prend toute son ampleur ainsi qu’un sens enfin clair. Rembobinons la bande et reprenons du début. Le film commence véritablement après la découverte du premier monolithe noir, synonyme de l’émergence de l’intelligence chez le singe, exacerbant ainsi sa volonté de puissance (l’os sert d’arme pour un meurtre). Il s’agit donc là d’une première évolution de l’humanité, c’est-à-dire, chez Nietzsche, de la première des trois métamorphoses de l’esprit (l’esprit devient chameau). S’ensuit une transition sans cérémonie, nous transportant dans un futur lointain sur le thème maintenant connu du
Beau Danube Bleu qui est, précisément, la
contradiction du surhomme : c’est le concept de l’éternel retour nietzschéen.
L’arpège de trois notes – Ainsi Parlait Zarathoustra
La découverte du deuxième monolithe noir sur la lune marque un nouveau tournant structurel dans
2001 : les hommes prennent conscience de ce que l’espace recèle de secrets inatteignables. Mais en tant qu’être curieux, l’homme prend conscience de sa petitesse devant l’immensité de l’univers : on aboutit à une deuxième évolution de l’humanité. Autrement dit, le deuxième monolithe noir fait écho, une fois de plus, à une des trois métamorphoses de l’esprit (le chameau devient lion). Déboussolé mais plus fort que jamais, l’homme décide d’entreprendre un dernier voyage à travers l’espace pour mettre à nue toutes les subtilités de ce qu’il ignore : c’est le début de la mission Jupiter. Dans la trame, on suit l’exact cheminement du surhomme nietzschéen. En effet, au cours de cette mission, Bowman va devoir se mesurer à la
trahison d’HAL 9000, cette intelligence artificielle censée être sans faille aucune, capable de tout prédire et décider. En quelque sorte, l’
erreur d’HAL relevée par Bowman va conduire celui-ci à se questionner sur la vraie valeur de cette machine, représentant jusque-là la figure du parfait. Finalement, l’astronaute va prendre la terrible décision de tuer HAL, détruisant du même coup, symboliquement, les anciennes tables dont parlait Nietzsche dans son Zarathoustra. A partir de là, le film amorce sa chute terminale : Bowman découvre le troisième monolithe noir près de Jupiter et, dans un dernier plan séquence de toute beauté, se change en fœtus astral, forme ultime de l’homme car ultimement infini. Il devient le surhomme, celui qui transcende la compréhension humaine. Il s’agit de la dernière métamorphose de Nietzche : le lion devient enfant. Et comme un symbole, la mélodie d’
Ainsi Parlait Zarathoustra s’élève, envoyant ses ondes partout dans l’univers, confirmant définitivement l’avènement du surhomme. L’hypothèse est corroborée, le film peut se clore.
Le fœtus astral – 2001 : L’odyssée de l’espace
► De l’au-delà de la musique
Si Stanley Kubrick possède cette faculté folle d’insuffler à ses films une signification se répercutant directement par la musique employée, il semble être allé même plus loin encore en réalisant le sublime
Barry Lyndon. Dans ce long métrage de 1975, le cinéaste ne se contente plus de donner un corps à ses images par la musique, il va jusqu’à
structurer son film
grâce à la musique, ce qui, bien entendu, représente une étape décisive dans son cinéma. Le film raconte l’ascension puis la chute de Redmond Barry qui, à l’instar d’Alex d’
Orange Mécanique, va vivre une vie tragique. Vie tragique accentuée dès le commencement par
La Sarabande en D mineur d’Haendel, par ailleurs thème principal de l’œuvre. Cette pièce illustre tous les duels dans lesquels le protagoniste va prendre part : elle est donc associée, sans faux-semblant, à la mort. Le fait qu’elle soit présente dès le générique nous renseigne par conséquent, à l’avance, du drame qui va entourer chaque instant de l’existence de Redmond, renforçant ainsi d’autant plus l’aspect tragique du propos. On nous annonce que la vie de Barry ne sera qu’une succession de combats, de cruelles batailles, dont l’enjeu n’est rien de moins que sa propre survie.
Intervenant lorsque Barry parvient à l’apogée de sa vie, autrement dit lorsqu’il séduit avec succès Lady Lyndon,
Le Trio de Schubert, l’autre signature du film, est sertie d’une immense ironie, renvoyant à la fois à l’amour de Lady Lyndon mais aussi à la tromperie de Redmond, puisque, les plans et la mise en scène le suggèrent, il n’éprouve rien de véritable pour la demoiselle. Sa manœuvre n’est régie que par un opportunisme sauvage, se rattachant à son intense envie d’entrer dans la haute société. C’est à ce moment-là que son existence bascule : si sa nouvelle noblesse est décrite par des musiques plus raffinées, elles sont également voire surtout plus tragiques. Par exemple, le
Concerto pour violoncelles de Vivaldi intronise le tournant dramatique du film : Lady Lyndon n’est plus qu’une décoration pour Barry, lequel se fait mépriser par Lord Bullingdon qui commence à éprouver une haine farouche pour son père adoptif, voyant en lui un vulgaire profiteur de bas étage. Tournant dramatique parce que c’est ce
Concerto qui va accompagner la descente aux enfers de Redmond, intervenant encore juste après la bagarre entre Barry et son beau-fils, bagarre qui conditionne définitivement la rancœur du second pour le premier. De cette manière, la vie de Redmond se retrouve scellée : il est désormais voué à une triste fin. Mais l’ironie revient là où on ne l’attend pas : alors que Lady Lyndon signe la rente annuelle, proposée par Lord Bullingdon, pour Barry,
Le Trio de Schubert se propage à nouveau, dans une dernière variante, en majeur cette fois-ci. L’ambiguïté s’installe : l’aime-t-elle encore ? En tout cas, la boucle est bouclée.
Barry Lyndon pousse l’utilisation de la musique à un niveau insoupçonné de complexité, à tel point que par la variation d’un même thème (Haendel et Schubert), Kubrick parvient à restituer l’émotion d’un opéra, griffant son film d’un merveilleux lyrisme, et marquant la progression de l’action par une évidente solennité. Elizabeth Giulani relèvera que
Barry Lyndon est construit selon le principe de l’opéra seria, devenu majeur au XVIIe siècle : « on y trouve une opposition entre récitatif et aria, transcrite dans l’alternance des plans séquences montés serrés qui signent les moments où l’action avance (la prise de vue est latérale et le tempo rapide) et, quand l’action s’arrête, l’ouverture de l’espace par travelling avant ou arrière et arrêt de la caméra sur le personnage. De même, l’action est ponctuée de scènes de duel que souligne la variation d’un même motif musical jouant lui-même de la répétition et de la variation (une passacaille). Le parallélisme pourrait se poursuivre : le décor de ces duels s’intériorise de plus en plus, les plans sont de plus en plus rapprochés et, crescendo, l’intensité de la musique s’accuse par un renforcement du niveau sonore. » Tout est dit.
Mécanisme de l’opéra seria – Barry Lyndon
Conclusion
De la musique, on pourrait établir un pont et dire que « tout finit par des chansons ». Sauf qu’avec Stanley Kubrick, rien n’est jamais vraiment fini. C’est impossible. Comme il est impossible de cerner avec une entière précision le réalisateur et son œuvre. Elle est bien trop riche pour se livrer si facilement, ses trésors sont bien trop nombreux pour les récolter tout à la fois. En réalité, même dix ans après sa disparition, Kubrick est plus que jamais vivant, respirant à chaque instant au travers des nombreux chefs-d’œuvre qui jonchent sa magnifique filmographie. On ne peut pas se lasser de revoir les grands classiques qu’ils sont devenus : de
2001 à
Eyes Wide Shut, sans oublier
Orange Mécanique ou
Les sentiers de la Gloire. Tous ont une spécificité, tous ont une histoire qui leur est propre. Tous ont nourris des rêves, ces moments de fascination que nul n’échangerait pour rien au monde. Son empreinte sur l’histoire du cinéma est irréversible. Pour beaucoup, il est une source d’inspiration intarissable.
Kubrick est entré dans la légende de son vivant, et est devenu un mythe depuis sa mort. Qu’il nous berce pour dix ans encore !
----------« Fuck. » -
Alice Harford
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Notes
[1] Je fais dans l’originalité, et vais jusqu’à dédier un topic. Serais-je à ce point narcissique ? Je ne crois pas. C’est simplement pour remercier Leto II de son support ; c’est en partie grâce à lui que j’aie pu avoir la motivation, nécessaire à un tel travail.
[2] Arthur Fellig est un photographe américain, reconnu pour ses clichés nocturnes, notamment de New York, sa ville chérie.
[3] Le travelling composé est un procédé cinématographique consistant à associer un travelling arrière à un zoom avant, ou vice-versa. Appelé aussi « effet Vertigo », en référence au film d’Hitchcock, il permet par exemple d’éloigner un plan sans toutefois rétrécir les décors ou les personnages.
[4] Le montage est une étape primordiale dans le monde du cinéma. C’est en effet lui qui permet de donner un sens aux plans que l’on filme pour, au final, construire des séquences. Si un mauvais montage peut tuer un bon sujet, le contraire est également vrai. Beaucoup d’effets du cinéma ont été créés grâce à un montage inédit.
[5] Extrait d’une interview accordée au magazine
Eye, datant d’août 1968.
[6] La photographie, dans le jargon cinématographique, désigne le rendu des images sur l’écran. A ce titre, la qualité de la photographie d’un film est donc essentielle à la qualité même du film.
[7] Son père a, en effet, débloqué et touché son assurance vie, s’élevant à 9000$, pour venir en aide à Stanley.
[8] Kubrick possède cette manie de ne jamais montré qu’un seul et unique camp dans ses films de guerre. Et
Fear and Desire n’échappe pas à la règle puisqu’à la fin du métrage, le groupe de soldats tombent nez à nez avec… leurs propres visages !
[9] Deux copies de
Fear and Desire semblent être détenues par la
George Eastman House à Rochester (Etat de New York).
[10] Howard Sackler est un scénariste et écrivain américain, ayant notamment travaillé avec Steven Spielberg sur le diptyque originel des
Dents de la Mer.
[11] Technique de récit cinématographique standardisé en premier lieu par Orson Welles lui-même dans son légendaire
Citizen Kane.
[12] Ami de Kubrick toute la vie durant, James B. Harris est un jeune producteur indépendant ayant de bons contacts avec les majors d’Hollywood. Lorsqu’ils fondent la
Harris-Kubrick Productions, Harris et Kubrick n’ont tous deux que 26 ans.
[13]
L’ultime razzia est en effet une source d’inspiration, encore de nos jours. Par exemple, le
Reservoir Dogs de Tarantino est un clin d’œil à peine caché au film de Kubrick. On remarquera en particulier l’identique découpage de la narration de l’histoire, séparée en plusieurs parties, jonglant entre
temps réel et flashback.
[14] Pendant le tournage, Lucien Ballard va changer l’objectif et l’emplacement de la caméra censée filmer une scène de travelling, en expliquant à Kubrick que cela n’aura aucune incidence sur les changements de perspective. En vain.
[15] Pauline Kael considère que
Le baiser du tueur avait lancé la carrière de Kubrick. Cependant, elle ne sera jamais une grande amatrice du réalisateur, jugeant que ses films ont « une froide et distante atmosphère, [et qu’ils] n'ont pas d'âme. »
[16] Jean-Luc Godard a déclaré, au sujet de
L’ultime razzia : « C'est le film d'un bon élève sans plus. Ce qui correspond chez Ophüls à une certaine vision du monde n'est chez Kubrick qu'esbroufe gratuite. Mais il faut louer l'ingéniosité de l'adaptation qui, adoptant systématiquement la déchronologie des actions, sait nous intéresser à une intrigue qui ne sort pas des sentiers battus. »
[17] François Marie Laurent de Mellionnec est souvent cité comme ayant été exécuté « parce que ce Breton ne savait pas le français ». Soupçonné de mutilation volontaire, une contre-expertise de 1933 va le réhabiliter en 1934.
[18] Le steadicam est un système stabilisateur de prise de vues. Il permet entre autres de réaliser des travellings à la volée, par exemple en courant, caméra à la main. C’est une technique très efficace pour donner une sensation d’instabilité tout en ayant une image très stable.
[19] Kubrick co-écrit le scénario de
The German Lieutenant, resté sans suite, et se passionne pour
Brûlant secret (d’après Stefan Zweig).
[20]
Docteur Folamour est, à la base, dérangeant ; mais il l’est d’autant plus que l’année précédant sa production, le climat fut tendu à cause de la crise des missiles de Cuba. De plus, il faut ajouter que c’est le 22 novembre 1963 que le président Kennedy a été assassiné à Dallas.
[21] Terry Southem signera plus tard le scénario d’
Easy Rider.
[22] En avançant les lettres d’une position, HAL devient étrangement IBM. Clin d’œil ? En tout cas, Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick s’en défendront, vendant la thèse de la coïncidence.
[23] Martin Scorsese dans la préface du livre-somme de Michel Ciment :
Stanley Kubrick.
[24] Suite de la précédente citation.
[25] Carl Einstein,
Georges Braque,
La Part de l'œil, 2003.
[26] Et non pas de fondu-enchainé comme on le dit (trop) souvent à tort.
[27] Citation de Michel Chion.