"Messy, I know, but it's the only way to bind. Tradition."Issue d'une famille aisée (son père est chirurgien) et pieuse, Brian Russel de Palma passe une enfance et une adolescence difficile où il développe quelques caractéristiques de nerd pur et dur : élève brillant préférant se plonger dans les livres aux soirées branchées d'où il se fit jeter plusieurs fois, il développe une obsession perverse pour le voyeurisme et use de ses talents en électronique pour espionner son entourage. C'est dans les salles de cinéma que cet enfant solitaire se replie sur lui-même, là même qu'il se décidera pour ce métier.
Sorti des bancs de la Columbia University of New York aux côtés de Martin Scorsese, à qui il présentera l'acteur prometteur de son film de fin d'étude un certain Robert de Niro, Brian de Palma commence par tourner quelques films
arty et
auteuriste dans toute la prétention que cela comporte (
The Wedding Party, classé X à sa sortie,
Hi Mom!). Le réalisateur se cherche un style, expérimente aussi bien au niveau de l'écriture que de la technique. A la même époque, les studios hollywoodiens alors en pleine déroute cherchent de nouveaux réalisateurs pour films de série B : il répond à cet appel avec son ami Martin Scorsese et tourne
Get to Know Your Rabbit qui restera une expérience désagréable pour lui, ignoré par la production et son staff. Sa désillusion lui permet néanmoins de rencontrer un autre réalisateur en pleine déroute lui aussi, Georges Lucas, lequel va l'introduire dans un cercle fermé d'artistes frustrés par Hollywood. S'y trouvent notamment Martin Scorsese (les deux se retrouveront souvent dans leur vie), Susan Sarando, Steven Spielberg et Margot Kidder. Vivant une histoire amoureuse avec cette dernière, Brian de Palma va retrouver confiance en son talent et lui offrira comme cadeau de Noël le script pour son premier chef-d'oeuvre :
Sisters. Vibrant hommage à Alfred Hitchcock, Brian de Palma y déploie toutes ses expérimentations techniques adolescentes mais cette fois au service d'une histoire dérangeante, pour un résultat marquant. Tourné pour une misère, le film rapporte beaucoup et son producteur l'encourage à écrire un autre scénario.
Il faut croire que Brian de Palma est laissé en roue libre puisqu'il lâche, avec
Phantom of the Paradise, au milieu d'une avalanche de références littéraires et musicales, des thèmes personnels d'une rare violence : haine de la jeunesse décadente, de ses excès, voyeurisme malsain, talents artistiques écrasés par une machine supérieure, etc. Tout en devant son oeuvre la plus atypique (il n'y a pas d'équivalent dans le reste de sa filmographie),
Phantom of the Paradise est aussi l'une de ses plus personnelles, touchantes, riches et jouissives.
"I will not allow my music to be mutilated by those greaseballs! " Phantom of the Paradise est une œuvre qui questionne l’intérêt de la référence dans l’art et cherche la frontière entre hommage et pillage, et ce à deux niveaux. Dans son histoire d’une part, dans le commentaire que Brian de Palma en fait à travers ses personnages d’autre part.
Tout d’abord, ce qui frappe dans
Phantom of the Paradise, c’est la profusion de références qui imprègnent chaque séquence du film.
Faust ou
Le Fantôme de l’Opéra sont citées explicitement, on peut aussi trouver pêle-mêle
The Picture of Dorian Gray,
Frankenstein,
La Belle et la Bête,
Dracula,
Psycho,
Du côté de chez Swan, etc. Il y en a tellement que le film devrait en principe tourner à vide, devenant un objet précieux qui se prend pour de l’âârt parce qu’il cite ostensiblement autant d’œuvres connues et reconnues. En principe, seulement, et c’est là que
Phantom of the Paradise devient fou dans son propos.
En effet, on pourrait passer à côté de toutes les références du film que le plaisir de sa vision en resterait intact. En d’autres termes, le film ne s’adresse pas à une élite qui va comprendre chaque référence et s’en gargariser mais se donne simplement à son public comme un divertissement jouissif, rythmé et déjanté.
Pour autant, la référence n’est pas gratuite puisque
Phantom of the Paradise est un film qui s’en aliment, mais ceci dans un but de poser la question de Brian de Palma : jusqu’où peut-on aller dans la référence sans devenir un « voleur » d’œuvre sans imagination ? Les points de vue du personnage principal et du réalisateur sont contradictoires à ce niveau.
Winslow Leach est présenté comme une victime d’un odieux vol intellectuel dont la vie va sombrer dans la démence jusqu’à l’ahurissant final (le film se conclut sur un plan où les gens dansent de joie autour de son cadavre), et devrait s’imposer comme une figure sympathique aux yeux du spectateur. Toutefois, la naïveté agaçante du personnage (il se fait prendre deux fois au même piège) ainsi que sa propension à hurler outrancièrement au vol à tout-va provoque une distanciation de la part du spectateur. Brian de Palma nous alerte sur le vrai fond de sa pensée à travers Winslow Leach.
Car si ce dernier voit son œuvre violée (et jamais il ne dira être lui-même lesé par les reprises de Swan, notez la différence), Brian de Palma pense au contraire qu’elle est sublimée. Soyons honnête, la première version de
Faust chantée par Leach, quoique belle, s’insère comme un cheveu dans la soupe après le très dansant
Goodbye, Eddie, Goodbye d’introduction. Alors que, plus tard, lorsque
Faust reviendra en version rock, elle coulera de source au sein du film.
Pour Brian de Palma, la limite entre hommage et pillage est infinie tant qu’elle permet de créer une œuvre cohérente en et pour elle-même. Pas besoin de connaître toutes les références pour comprendre les enjeux du film et pour l’apprécier en tant que divertissement assumé de bout en bout.
Fait amusant, d’ailleurs, c’est Paul Williams, le compositeur du film, qui joue le rôle du démoniaque Swan et qui chante les parties de Winslow Leach. Ironique, finalement, de voir que le Fantôme s’insurge contre quelqu’un joué par le véritable artisan de
Phantom of the Paradise, non ?
De plus,
Phantom of the Paradise est une œuvre artistiquement unique, dans son ambiance folle et dans ses musiques de génie, qui est allée jusqu’à influencer elle-même d’autres œuvres (la plus évidente pour nous est Griffith de
Berserk) ! Une œuvre dont l’intelligence du propos force le respect (Brian de Palma ne condamne ni ne proclame le pillage, mais nuance son point de vue), majeure et influente. Un chef-d’œuvre.
Mais ceci n’est qu’un aperçu de ce que comporte réellement le script de
Phantom of the Paradise, lequel se joue des conventions cinématographiques dans la narration, marque les obsessions de Brian de Palma avec férocité, etc.