Alejandro Amenabar, que j’ai découvert récemment, est certainement l’un des grands metteurs en scène de la fin du siècle dernier et du début de l’actuel. C’est en 1996 qu’il lance sa carrière dans le long métrage avec pour sujet une enquête excitante sur les
snuff movies. Après
Tesis, qui rencontre un franc succès commercial, ce réalisateur espagnol d’origine chilienne, nous livre
Ouvre les yeux, un film indirectement bien connu, ayant eu les faveurs d’Hollywood, à travers son remake, au plan par plan,
Vanilla Sky. Et c’est en 2001 qu’arrive le film qui nous intéresse :
Les Autres.
Sur un générique très réussi, avec cette touche biblique qui hantera tout le film, démarre cette histoire quelque peu saugrenue. En 1945, sur l’île de Jersey, Grace (Nicole Kidman), dont son mari mobilisé pour la guerre n’est toujours pas revenu, vit dans un manoir isolé, où elle élève seule ses deux enfants, Anne et Nicholas, atteints d’un étrange mal les interdisant de voir la lumière du jour. C’est pourquoi, Grace maintient constamment les rideaux fermés. Très vite arrivent trois personnages un brin sinistre mais qui ne manquent pas d’originalité. Ils se disent domestiques et demandent du travail à la jeune femme. Grace leur explique alors les règles de la maison : chaque porte doit être refermée avant qu’une autre ne soit ouverte.
Tandis que tout paraissait paisible, lorsque l’ordre à la fois ferme et fragile, établie par Grace, est menacé puis bafoué, tout dérape. Et des présences troublantes, que seule Anne semble voir, font leur apparition.
Amenabar nous offre ici un film brillant, emmitouflé dans un classicisme assumé, où plus qu’une affaire de maison hantée, il traite d’une réalité parallèle, tantôt magique tantôt cauchemardesque. Dans les plans et les décors, on peut y voir un côté légèrement baroque, qui se manifeste aussi un peu dans le scénario par ces moments à mi-chemin entre horreur et drame. A l’aide d’une caméra d’une élégance et d’une souplesse incroyables, le réalisateur espagnol distille une partition sans fausse note, emplie d’hésitations et de doutes, qui se répercutent logiquement chez le spectateur. Le vertige plus que la peur est provoqué par une mise en scène formelle (mais personnelle) très noble, dessinant les contours instables de Grace. C’est vraiment très esthétique et poétique, avec cette morbide délicatesse en fond.
L’utilisation de l’échelle de plans est absolument sublime. On passe du plan large au plan serré de façon si naturelle qu’Amenabar parvient à structurer l’espace avec une précision déconcertante. Dès lors, par des inserts sonores ou musicaux, toujours très judicieux, il atomise le plan, créant ainsi une rupture entre les personnages et les décors. On aura évidemment compris que c’est de cette rupture que le trouble s’installe chez le spectateur. C’est franchement très, très efficace. Un exemple pour illustrer ce que je dis : Grace est à la chasse aux fantômes, et après qu’on lui a dit qu’ils se trouvaient dans le débarras, elle s’y rend. Par des mini-travellings et des visions panoramiques, Amenabar injecte une immense peur chez son héroïne, peur accentuée d’autant plus par ses cuts, placés exactement au moment où Grace semble apercevoir la mystérieuse présence. Et pour parachever sa mise en scène, il nous propose un jeu magnifique autour du champ en nous montrant ce qu’il y a hors-champ, c’est-à-dire rien, par le biais d’un miroir. De la triche ? En tout cas, c’est très excitant !
A l’avenant, le film surprend également par sa schizophrénie ambiante, notamment par l’intermédiaire d’Anne dans cette scène assez splendide où elle joue deux personnages différents grâce à deux miroirs en opposition. En une seule séquence, Amenabar nous indique avec légèreté qu’Anne est fausse, que ce n’est rien d’autre qu’une sorte de représentation. J’insiste, mais c’est vraiment au niveau de la mise en scène que
Les Autres vaut son pesant de cacahuètes, d’abord parce que c’est beau, ensuite parce que c’est comme ça que le film nous touche, émotionnellement parlant. Encore un exemple : suite à sa discussion avec ses trois domestiques (et un cut), Grace revient dans le plan par la gauche, prend son arme, se retourne et… voit les domestiques, qui sont eux aussi revenus – mais par la droite ! Et justement parce que cette succession d’événements n’est pas du tout logique dans l’interprétation, tout le film s’éclaire d’un seul coup, et devient, quant à lui, totalement logique ! Bizarre mais assurément puissant. Et ainsi de suite tout au long du récit.
And last but not least, un mot sur les acteurs : ils sont tout bonnement exquis ! Nicole Kidman est très émouvante en mère éplorée mais rigide, Fionnula Flanagan, terrifiante en vieille servante pas nette, Alakina Mann, fascinante en fillette tordue. En bref, un voyage dans le brouillard de l’île de Jersey qui ne peut pas laisser indifférent. En ce qui me concerne, je vais essayer de me procurer les autres œuvres d’Alejandro Amenabar qui est, dit-on, le grand espoir du cinéma espagnol qui tarde à retrouver son éclat passé. Une fraiche et formidable promenade sur les rives du surnaturel. Succulent !