« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »

De cette citation du satirique Jonathan Swift en guise de note d’intention ironique s’ouvre l’un des livres connus pour être un chef-d’œuvre de la littérature humoristique anglo-saxonne,
A Confederacy of Dunces, du génial et regretté John Kennedy Toole.
L’humour noir qui teinte le livre est dû à deux facteurs distincts et pourtant qui se rejoignent dans l’effet qu’il provoque sur le lecteur.
Le premier aspect à prendre en compte est son auteur, John Kennedy Toole, dont l’histoire tragique n’est pas sans rappeler l’atmosphère qui englobe son récit : né en 1937 à la Nouvelle-Orléans, de nature cynique, cet enseignant écrit à 26 ans seulement
A Confederacy of Dunces. Persuadé d’avoir produit un chef-d’œuvre, il tente de le faire publier pendant cinq longues années, sans succès. En 1969, alors convaincu de n’être qu’un écrivain raté, épuisé par ses tentatives de publication échouées, il se suicide.
Des années plus tard, la mère de John Kennedy Toole tombe par hasard sur le manuscrit de son fils et le dévore littéralement. Convaincu de la qualité du récit, elle va s’acharner et user jusqu’à la moelle l’écrivain Walker Percy, qui décide d’y jeter un regard pas très enthousiaste en 1976. Dès les premières phrases, l’auteur découvre un sentiment étrange : alors que c’est ce qu’il attend, ce qu’il lit n’est pas à la frontière du médiocre et de la nullité, et se révèle même plutôt bon. À la fin du premier chapitre, il est happé par le récit. À la fin du livre, il est lui-même conquis et va rejoindre la croisade de la publication de
A Confederacy of Dunces.
Le livre paraît finalement en 1980. La réception critique et publique est excellente et il sera publié dans 18 langues et vendu à plus d’un million d’exemplaire.
Ironie du destin, celui qui se croyait un mauvais écrivain reçoit en 1981 le Prix Pulitzer de la Fiction, à titre posthume. L’histoire de son odieux héros, ermite épouvantable et épouvanté par l’humanité est louée par cette dernière. Là est l’anecdote noire, drôle et tragique de l’auteur de
A Confederacy of Dunces.
SynopsisAu début des années 60, vit à la Nouvelle-Orléans (Louisiane) l’être le plus remarquablement érudit, d’une intelligence rare, d’un raffinement exquis, d’une acuité d’esprit sans faille, le dénommé Ignatius J. Reilly. Ex-étudiant en littérature médiévale, études qui lui ont permis de perfectionner sa connaissance et son admiration pour la philosophie scolastique, Ignatius occupe son temps à penser l’une des œuvres les plus radicales et révolutionnaires du XXème siècle qui aurait pour effet, à sa lecture, d’ouvrir l’esprit des illettrés et des attardés mentaux sur la réalité de la condition humaine. Pourvu d’un physique et d’un accoutrement fort élégant, ce visionnaire s’est fait pour mission de remettre dans le droit chemin ses contemporains mongoliens, englués dans leur modernité et leurs coutumes indécentes. Ignatius J. Reilly va être entravé dans cette quête digne du Saint Graal par sa propre génitrice qui, sous l’empire d’un état alcoolique, provoque un accident de la route et se retrouve, avec son fils, dans l’obligation de rembourser la somme de $1,000.
Dans toute sa dignité et sa solennité légendaire, Ignatius va être contraint, pour la première fois de sa vie, de travailler.
Représentation de la perfection physique des gracieuses courbes géométriques d'Ignatius J. Reilly.AvisLe second aspect du livre qui lui donne cette amertume saupoudrée d’humour noir provient plus simplement de son contenu.
D’une part en mettant en scène un héros atypique et inimitable, le fameux Ignatius J. Reilly, égocentrique, paranoïaque, imbu de sa personne, colérique, obèse, hautain, obsessionnel, asocial, les adjectifs ne manquent pas pour donner un aperçu du phénomène qu’il est. Il pourrait même être considéré comme l'un des premiers
geeks de la littérature, en tout cas dans son sens moderne et péjoratif. Non content d’être un mélange savant entre « un extraordinaire cochon, un Olivier Hardy fou, un Don Quichotte gras, un pervers Thomas D'Aquin tout ça en un », comme le disait si bien Walker Percy, le point de vue narratif exacerbe la folie du personnage, sa singularité, en prenant subtilement son parti, par petits adjectifs disséminés çà et là, qui vont par touches discrètes asseoir les propos d’Ignatius, sa manière de pensée, comme des vérités. Sans le savoir, le lecteur va naturellement se mettre du côté du personnage principal, non pas parce qu’il est attachant – il est même repoussant –, mais parce que sa personnalité et la manière dont il est présenté en font un être particulièrement burlesque et drôle. Sa haine immesurée de l’humanité et ses tentatives pour la sortir de sa prétendue aliénation sont l’exacerbation à l’extrême de certaines idées pas dénuées de sens, mais dont l’incommensurable grossissement de trait finit par rallié le lecteur sur le personnage dans l’effet comique produit. Ignatius J. Reilly devient ainsi particulièrement passionnant dans la mesure où il est un concentré explosif tragicomique, puisque s’il réussit toujours à amuser dans ses réactions, ses propos, ses actions, le pathétisme subjugué du personnage fait qu’on ne sait jamais si l’on doit véritablement en rire ou en pleurer. Il y a dans
A Confederacy of Dunces une alchimie unique qui mêle les différents genres et les différentes formes d’humour, avec maestria.
D’autre part, la noirceur amusante du livre se métamorphose dans ses différentes formes d’humour qui renvoient tout le monde dos à dos, sans laisser quelqu’un repartir sans son cocard : travailleurs, chômeurs, gauchistes, républicains, afro-américains, juifs, vieux, jeunes, flics, filous, beatniks, puritains, féministes, idéalistes, nihilistes etc., pas une personne n’est épargnée. Rajoutons à cela que
A Confederacy of Dunces mélange les styles humoristiques, du graveleux au fin, du cérébral au visuel et on a de quoi faire pour les longues soirées d’hiver. Il y a une volonté de toucher à tout, à tout le monde, remarquable et maitrisée, offrant une diversité insoupçonnable au livre, et sans jamais tomber dans la caricature ou la facilité.
L’écriture est d’ailleurs parfaite, le récit avançant par différents fils scénaristiques dont on ne voit jamais le point commun mais qui ne sont pas rébarbatifs et finissent toujours par se rejoindre de manière subtile. À ce titre, la fin est imprévisible et on s’accroche jusqu’à la dernière ligne tant elle est culottée.
Vous l’avez compris, j’ai été personnellement conquis par
A Confederacy of Dunces, au point d’ouvrir un topic spécialement pour lui, et vous invite vivement à lire ce chef-d’œuvre, si ce n’est déjà fait.